Manchots de Patagonie



Lorsque le voyageur s’éloigne de Buenos Aires et se dirige vers le sud de l’Argentine, il quitte la pampa, ses herbages et les riches propriétés, domaine de l’élevage bovin pour les immenses steppes ventées de la Patagonie. Dès qu’il franchit le río Negro, la présence humaine se fait rare et se concentre dans quelques villes pionnières et des estancias protégées derrière leur rideau de peupliers. La gent animale prend alors le relais, largement représentée par les grandes baleines franches de la péninsule Valdès et surtout les milliers de petits manchots de Magellan, qui ont élu domicile sur toutes les plages et les grèves de la Patagonie australe. On retrouve le pingüino, devenu le symbole de toute la région Sud, comme emblème des agences de voyages et des transporteurs locaux (El pingüino austral à Punta Arenas). Il sert de nom à de nombreux hôtels et même à un parc national (Parque nacional Los Pingüinos, à 35 kilomètres au nord-est de Punta Arenas, sur les îles Marta et Magdalena). Le petit pinnipède se retrouve sur tous les articles souvenirs et comme but d’excursion : il est partout entre Viedma, Punta Arenas et Ushuaia !
Les Indiens nomades qui parcouraient les canaux de la Terre de Feu et les côtes du Chili avec leurs canots d’écorce furent les premiers à s’intéresser à ce drôle d’oiseau pacifique, qu’ils baptisèrent du nom de sùrsa pour le manchot de Magellan et sùssa pour le manchot dit de Humboldt. Ces nomades de la mer, appelés Alakuluf (en Patagonie occidentale, du golfe de Penas au détroit de Magellan) et Yamana (du canal Beagle aux îles du cap Horn), se sont installés aux confins de l’Amérique après la fin de la glaciation, il y a environ six mille ans.
Les Indiens consacrent l’essentiel de leur activité à la quête de nourriture. Les manchots sont les oiseaux qu’ils chassent le plus fréquemment, surtout au printemps lorsque les adultes couvent les œufs. La famille indienne prend son canoë pour gagner la grève où se sont installés les manchots. L’homme descend à terre muni d’un gourdin et assomme ses proies sans effort. Il en tue une quinzaine en quelques minutes et les charge dans son embarcation (d’après Christine Lefèvre, L’Avifaune en Patagonie et ses relations avec l’homme au cours des six derniers millénaires, thèse d’ethnologie et préhistoire, Paris I, 1989). Quelquefois les Indiens arrivent à deux ou trois canoës pour bloquer les manchots à terre et empêcher qu’ils ne puissent s’échapper vers l’eau. Les chasseurs leur lancent des pierres avec des frondes pour les faire sortir de leurs terriers ou les étourdir avant de les assommer lorsqu’ils tentent de gagner la mer. Plus rarement, les Yamassa essaient d’attraper leur proie dans l’eau. La femme doit ramer avec habileté pour suivre l’animal tandis que l’homme s’apprête à lancer son harpon depuis l’avant du canot. La « lance à oiseau » ou « javelot pour oiseaux » est constituée d’une tête dentée en os de baleine liée à une hampe en bois de hêtre par un lien en cuir d’otarie ou de tendons tressés. D’autres Indiens plus intrépides n’hésitent pas à escalader des falaises pour aller dénicher une femelle en train de couver.
Une fois l’oiseau capturé, l’Indien arrache les grandes plumes et passe le duvet à la flamme avant de finir par un grattage, avec une coquille de moule pour que le manchot soit dépouillé de tout son plumage. Il est ensuite ouvert longitudinalement, vidé de ses entrailles et empalé sur un morceau de bois au-dessus des braises. Il est consommé presque cru : un simple grillage superficiel est suffisant et l’intérieur est souvent juste tiède. La peau est également utilisée pour confectionner des parures vestimentaires ou retournée comme une chaussette pour servir de « porte-bébé ». Le nouveau-né est uniquement recouvert de cette « peau de pingouin », comme le rappelle Joseph Emperaire (dans Les Nomades de la mer, Gallimard, 1955).
Les Indiens alakaluf excellent à mimer les attitudes des oiseaux et il existe un grand nombre de chants et de mimes se rapportant aux manchots : « Ils chantent lentement, toujours à mi-voix et d’un timbre éraillé » (Joseph Emperaire, ibid.). L’Indien hoche la tête, simule le bec de l’oiseau en portant sa main étendue à la hauteur de la bouche et pousse des cris qui ressemblent au braiment d’un âne.
Lorsque les premiers Européens arrivent en Patagonie, au XVIe siècle, le manchot est un sujet d’interrogation. Méconnu des marins, cet oiseau qui est incapable de voler, pas vraiment un canard mais au corps couvert de plumes étroites et serrées comme des écailles est difficile à classer. La première description française du manchot de Magellan revient à l’ingénieur du roi, Duplessis, de l’expédition de Beauchesne, qui parcourt le détroit de Magellan, durant l’année 1699.
« Deux pingouins mâle et femelle, oiseaux maritimes qu’on voit dans le détroit de Magellan, lesquels vont à terre où ils marchent étant tout debout sur les pattes et le croupion qu’ils ont presque tendu ensemble. Leurs ailerons sont couverts d’une plume noire, de quoi ils se servent pour nager ou s’élancer. Tout le corps est couvert aussi d’une plume fine et longue qui n’est seulement que du duvet. Ils sont gros comme des canards et un goût fort marin et huileux » (dans Périple de Beauchesne à la Terre de Feu (1698-1701), Transboréal, 2003).
Le docteur Cook, qui hiverne à bord du Belgica en péninsule Antactique en 1898, le décrit comme en « égales proportions mammifère, poisson et volatile ». Les premiers navigateurs qui parcourent les canaux de Patagonie et de Terre de Feu doivent lutter contre le problème du scorbut et ils voient dans les attroupements de manchots une manne de nourriture facile à attraper. Tous les marins sont unanimes pour trouver la chair médiocre et huileuse mais les œufs sont un mets excellent. La chair est un complément au pemmican mais les marins collectent surtout les œufs par milliers :
« Il n’y a plus d’œufs de pingouins à ramasser ; la récolte tant à Wandel que dans les environs, a été de huit mille sans compter ceux que les hommes ont gobés sur place. Les pingouins qui, d’habitude, ne pondent que deux œufs au plus, en ont pondu avec persistance jusqu’à huit, mais ils devenaient de plus en plus petits » (Jean Baptiste Charcot, Le Français au pôle Sud).
Les naufragés qui séjournent dans les archipels des hautes latitudes, sur l’île des États, l’archipel du cap Horn et les canaux fuégiens, ne survivent le plus souvent que par cet apport de nourriture inespérée.
Après les explorateurs polaires, ce sont les baleiniers qui s’intéressent à la faune du Grand Sud. Ils installent des stations de dépeçage de la baleine en Géorgie du Sud et dans les Shetland du Sud. Lorsque le charbon manque ou pour aller plus vite (le charbon étant lourd et encombrant), les marins se servent encore une fois de cette proie facile que représentent les immenses colonies de manchots, à portée de main. Ils capturent les manchots pour leur graisse afin d’alimenter les autoclaves.
Jusqu’au début des années 1900, on trouve des peaux, des plumes et de la viande de manchot sur les marchés de la côte péruvienne et les étals de Buenos Aires et Montevideo. En 1960, la collecte des œufs de manchot reste une tradition sur les îles Malouines entre la fin octobre et début novembre. Les dames de la bonne société partent le dimanche, munies de paniers et d’une brouette au ramassage des œufs. Un ustensile est même créé pour récupérer les œufs au fond des trous et éviter de se faire pincer.
Actuellement le manchot est protégé et les importantes colonies de la Patagonie sont surveillées par des équipes de scientifiques argentins. La grande réserve de Punta Tumbo, à 110 kilomètres au sud de Trelew, créée en 1979, abrite plus d’un million d’individus de manchots de Magellan (Sphenicus magellanicus). Il existe de nombreuses autres colonies à proximité de Río Gallegos, dans le détroit de Magellan, le Seño Otway et les îles Juan Fernández. Quelques familles de manchots ont élu domicile à l’extrême sud de l’île Horn, au pied des falaises granitiques qui abritent le phare. Le débarquement est souvent rendu difficile par la grosse houle du Pacifique qui monte à l’assaut de l’île avec furie. Les nids sont construits dans les tourbières à flanc de coteau.
Les mâles arrivent à terre les premiers, début septembre, de façon à préparer le nid. Ils élisent domicile sur les plages sablonneuses et ils creusent avec leurs pattes et leurs ailerons pour effriter la terre jusqu’à former des terriers. La providence offre à certains manchots des nids tout préparés lorsque les plus chanceux peuvent occuper l’ancien terrier d’un lièvre de Patagonie (ou mara). Une fois la maison préparée, les mâles sont rejoints par leur compagne :
« Quel port imposant possède ce drôle d’oiseau du haut de ses cinquante centimètres ! Il a le ventre tout blanc et seules deux lignes noires dessinent le tour de son ventre. Ses plumes brillent, encore ruisselantes de la longue navigation qu’il vient d’accomplir pour revenir sur la côte patagonne. Sa tête est noire à l’exception d’une bande blanche épaisse qui court au-dessus des yeux en contournant la joue. Il dodeline de la tête en pointant son bec de droite et de gauche » (Marie Foucard, Voyage au pays des manchots, Atlantica, 2001).
D’instinct grégaire, les manchots de Magellan se regroupent en grandes colonies formant de véritables communautés de Lilliputiens policées, ayant leurs lois et leurs usages. Ces petits êtres en miniature sont une exacte caricature de l’être humain. Il y a les téméraires ou opportunistes qui se risquent à occuper le nid du voisin, reçoivent coup de bec et réprimandes et doivent céder la place. Il y a les poltrons qui abandonnent nid et petits parce que le vol d’un skua les effraie et partent dans un grand sauve-qui-peut. Enfin, il y a les parents consciencieux qui défendent leur progéniture mordicus quel que soit l’agresseur.
Après deux semaines de nourrissage au nid, les jeunes sont réunis en crèche pour être initiés très vite aux rites de la nage et de la pêche. Le premier contact avec l’eau est souvent difficile, les juvéniles étant poussés par leur « éducateur » à rentrer à la mer se laissent porter par les vagues. D’autre part ces juvéniles doivent très vite apprendre à se méfier de leurs ennemis naturels, les phoques-léopards et les orques. Enfin, après l’étape de la mue, entre mi-février et mars, les manchots de Magellan reprennent une vie essentiellement aquatique et remontent vers les eaux chaudes du Brésil et du Pérou.

Note : différences entre pingouin et manchot.
Le pingouin, de la famille des alcidés, est capable de voler et ne se rencontre que dans les mers boréales alors que le manchot appartient à la sous-classe des impennes – sans plumes, les rémiges ayant disparu – qui ne se compose que d’un seul ordre, celui des sphéniciformes, et d’une seule famille, celle des sphénicidés. Ils vivent tous dans l’hémisphère Sud où ils sont très largement distribués, de l’Équateur (Galápagos) à la péninsule Antarctique. Il en existe dix-sept espèces. Ce sont les seuls oiseaux du monde à posséder des os lourds (densité légèrement positive) pour favoriser l’immersion. D’autre part, ces os se sont aplatis et rigidifiés – l’eau représentant une résistance à la pénétration vingt fois supérieure à celle de l’air – et leurs membres antérieurs se sont transformés en ailerons pour assurer la propulsion dans le milieu aquatique. Le corps est entièrement hydrodynamique, avec un cou peu marqué et un corps fusiforme. Les pattes, très en arrière pour permettre la position verticale, reposent sur une double membrane plantaire. Le plumage est très court, imperméabilisé, serré comme des écailles.

Par Marie Foucard
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