Henri Vincenot, l’image du père


Votre père Henri Vincenot a écrit de nombreux ouvrages, dont les plus célèbres sont sans doute La Billebaude et Le Pape des escargots. Mais pour les pèlerins de Saint-Jacques, il est avant tout l’auteur des Étoiles de Compostelle. Vous me pardonnerez donc de concentrer cet entretien sur ce sujet…


Je suis très heureuse de votre choix, car ce livre est, avec Le Sang de l’Atlas, l’ouvrage de mon père que je préfère. C’est, me semble-t-il, l’œuvre la plus aboutie.
Je ne me souviens pas avoir entendu mon père nous parler, dans mon enfance, du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. Cependant, mes parents étaient de grands randonneurs devant l’Éternel. Ils nous entraînaient avec eux dans ces promenades « salvatrices », en pleine nature, ou d’église en église lors des balades parisiennes. Promenades « salvatrices », disait mon père car « seul l’homme debout fait du bon travail et c’est quand il marche qu’il pense droit ! » Et il continuait : « Si tu veux comprendre, débattre sainement, imaginer, organiser ta pensée, concevoir et décider : marche, marche, tu verras ! »
Salvatrices également car « on ne peut pas asservir l’homme qui marche ». On retrouve ici l’amour d’Henri Vincenot pour les populations nomades. Cette « philosophie » structura toute mon enfance : j’y ai appris que la marche est « la plus saine, la plus ascétique, la plus enivrante des philosophies »
D’autre part – et c’est là la seconde inspiration des Étoiles –, mon père et ma mère étaient tous deux des inconditionnels du Christ, tel qu’il nous apparaît dans son enseignement authentique : amour, pardon, partage. Henri Vincenot, élevé en école religieuse en province, fut très marqué par l’enseignement de l’Église du XIXe siècle mais, dès son adolescence, il sentit en lui un autre appel, très fort : par ses grands-pères compagnons du Tour de France, il fut initié au compagnonnage. Lors de notre long séjour parisien, il nous entraîna souvent à la Maison des compagnons, à l’ombre de l’église Saint-Gervais, pour y admirer les « chefs-d’œuvre ».
Très fervent de l’harmonie naturelle, mon père a donc tendu, toute sa vie, vers la sauvegarde ou la restauration d’une unité – qu’il pensait menacée – reposant sur :
• la reconnaissance des forces naturelles, cosmiques et telluriques : « Je vois un édifice prodigieux qui descend très bas dans la terre et monte très haut dans le ciel, pour plonger encore plus loin dans la lumière et dans les grands courants d’en bas et ceux d’en haut. »
• l’acceptation de la connaissance, surtout si elle remet en cause l’hégémonie « universitairement correcte » de la culture gréco-latine au profit d’une revalorisation de la culture celte.
• la pratique quotidienne de la morale chrétienne qui, elle aussi, structura mon enfance non pas d’une façon didactique mais par l’exemple joyeux de mes parents.
Cette unité préservée ou retrouvée revient comme un leitmotiv dans la vie de mon père, dans l’éducation qu’il nous donna et qu’il évoque si souvent dans Les Étoiles : « Nous sommes le confluent de deux rivières, celle du druidisme, issue des Géants des Grandes Pierres, et celle du Charpentier. La rencontre salvatrice de la Connaissance et de l’Amour !… » Je vois là une définition du celto-christianisme. Ainsi, à propos de la basilique de Vézelay : « On y réalisera parfaitement cette double régénération : la nôtre, celle qui utilise les éléments, et l’autre, celle que propose l’Église dans l’amour et la fraternité… »

Arrêtons-nous quelques instants devant cette basilique qui semble avoir tant marqué votre père. Dans les paroles de La Gazette du Pape des Escargots comme dans celles du Prophète des Étoiles de Compostelle, on retrouve en effet cette admiration pour le tympan de Vézelay.


En effet, le tympan de Vézelay fut source d’admiration constante pour mon père qui ne se lassait pas de le commenter à ses enfants, petits-enfants, amis et… touristes inconnus lors de nos promenades sur la « Colline inspirée ».
Le premier élément important est la main démesurée du Christ en gloire. Avant toute considération symbolique particulière, la main qui travaille et qui crée était vénérée chez nous, famille d’artisans, de compagnons-ferroniers, ébénistes, bourreliers ; on y aimait le travail manuel bien fait. Les femmes cousaient, brodaient, crochetaient, tricotaient, « bricolaient », décoraient avec adresse et goût.
Cette divinisation de la main est explicite, bien sûr, dans la splendeur du Christ en gloire de Vézelay… « cette longue main, cette main droite trop grande et sans blessure », « cette main généreuse, hors des dimensions normales […] sculptée en pensant secrètement au dieu Loug, dieu de Lumière au visage de soleil… » On reconnaît là toute la constellation des symboles ascensionnels et spectaculaires : la verticalité ; la souveraineté ouranienne (reconquête d’une puissance perdue) ; l’isomorphisme du sceptre, du rayon lumineux et du verbe.
J’en viens à présent à un second détail remarquable du tympan : la spirale… la « spirale dextre de deux révolutions et demie, comme celle de l’escargot, dont [Le Gallo] disait qu’il était le symbole de la vie éternelle ».
Le symbolisme de la spirale est déjà très clairement utilisé dans Le Pape des escargots où La Gazette parle du « grand envirotement du monde ». Gilbert Durand – que mon père n’avait pas lu – consacre une page très éclairante à ce sujet où l’escargot est présenté comme un symbole lunaire privilégié. Coquillage, il a l’aspect aquatique de la féminité, l’aspect féminin de la sexualité, et est un symbole important de la théophanie lunaire. Coquillage spiralé, il a été au cœur de spéculations mathématiques (équilibre dans le déséquilibre, ordre dans le désordre, pérennité dans le changement) et de spéculations arithmologiques sur le nombre d’or – si souvent évoqué dans Les Étoiles.

Un élément frappe le lecteur des Étoiles de Compostelle : c’est le fait que sans cesse se télescopent le réel, le légendaire et le romanesque – ou le temps historique, le temps du mythe et le temps du récit. Et entre ces trois durées, le doute est permanent. Dans son « Avant-lire », l’écrivain assure ainsi qu’il est « le “retour” de Jehan le Tonnerre, à sept cents ans de distance ». Sans doute est-ce là une figure propre à la rhétorique du conteur… Mais ne peut-on y voir aussi une sorte de retour à l’« enthousiasme » des Grecs, qui entraînerait l’écrivain à vivre au-delà de lui-même – à travers l’essarteur de la communauté de Saint-Gall ? D’autre part, au milieu de ce savant va-et-vient entre le roman et l’histoire, comment interpréter les incessantes échappées de la fiction vers la réalité ? Par exemple : Jehan le Tonnerre est-il un parent – voire une « réincarnation » – des deux autres Fils du Tonnerre… Boanergès, auxquels il est fait allusion ? Le sculpteur du remarquable Portique de la Gloire, El Maestro Mateo, se cache-t-il derrière le Maître Mathieu ? Enfin, la mésaventure qui arrive au pèlerin après avoir traversé l’Arrats ne s’inspire-t-elle pas de celle du « pendu dépendu » dont on trouve d’ailleurs certaines représentations en Bourgogne ?


Il est sûr que le héros – Jehan le Tonnerre – est une réincarnation de Boanergès (« bonne énergie » ?). J’irais même jusqu’à dire que mon père s’identifiait sans doute à ce personnage mythologique tout comme il prenait comme idéal de vie le personnage du Christ. Là apparaît déjà l’« enthousiasme » au sens étymologique : Dieu en nous, humains.
L’analogie entre Maître Mathieu et El Maestro Mateo me paraît évidente. Non pas voulue… mais pas fortuite. Quant à l’épreuve de tentation, après la traversée de l’Arrats, elle est également le point de plusieurs résonances convergentes. Chrétienne, d’abord : la femme perverse qui cherche à corrompre par le « péché » de la chair. Mais, surtout, elle a le sens de l’épreuve sur la route du héros, sur le chemin de l’individuation de celui qui se cherche. Allégorie de la mater terribilis qui castre, de la « grande Babylone impudique », de la « femme fatale » – que Jung appelle l’anima négative – qui met « des bâtons dans les roues » sur la voie de la pureté et de la perfection. Cette mésaventure – aux environs de Saint-Clar dans le Gers – rappelle d’autre part la légende de Santo Domingo de la Calzada où l’on retrouve la tentation, le faux témoignage et… le coq ! Le coq qui annonce le retour de la lumière, le lever du soleil, cet astre dont le « rayon est clair, dur et net, c’est le parangon de toute Science et de souveraine droiture morale ». La revoilà donc, la pureté !
L’écrivain est bien celui qui possède l’art de transmuer le réel en « romanesque », et mon père était de ceux qui savaient raconter. Alors, bien sûr, apparaît tout le côté un peu « cabotin » du contenu – développé par un comédien qui se prend au jeu. Mais par-delà cet aspect un peu cocasse, il y a – c’est certain – l’envoûtement par la magie des mots qui vous « traînent et vous entraînent » dans l’ivresse du délire poétique… si proche du délire mystique. Par là, nous rejoignons à nouveau cette notion d’« enthousiasme », qui n’est autre que « le divin en soi ». Mes parents étaient enthousiastes en ce sens-là. Toujours plus haut, toujours plus loin, toujours mieux pour ces passionnés pèlerins de la Vie : « Ultreïa ! » jusqu’à l’épuisement. C’est cela l’écriture, la création, la vie, l’amour. Du moins je le crois…

Je ne pourrai pas m’empêcher de vous poser la question qui vient naturellement à l’esprit, devant la floraison des sujets liés au pèlerinage. Je pense bien sûr à la description minutieuse de l’itinéraire, mais aussi, et surtout, à de très belles pages sur des thèmes moins connus : l’aboutissement à Noya, l’« Autre Chemin », la marche du retour… Henri Vincenot a-t-il lui-même arpenté ce « Chemin d’étoiles » ?


Eh bien… au risque de vous surprendre, je vous répondrai : non, mon père n’a jamais fait le pèlerinage de Saint-Jacques. Grand marcheur, grand randonneur, grand… arpenteur, il a sillonné la France dans son adolescence et, plus tard, lors de ses reportages. Féru en géographie, il a beaucoup voyagé… sur les cartes, dans l’Europe entière. Avide de savoir, il a « touché » à tous les arts dès son jeune âge. De la sorte il a nourri son imagination, qu’il avait débordante.
Ainsi, dans Les Étoiles, c’est « l’alimentation mystérieuse » de cet immense réservoir (la « folle du logis ») qui est à l’origine d’une « révélation prodigieuse » : la dynamique en deux temps bien distincts essentielle à la quête. On retrouve ici l’évocation implicite du double mouvement du processus d’individuation dont parle Jung : anabase – catabase, descente dans les ténèbres et remontée à la lumière, l’aller et le retour du pèlerinage.
« Parce que la Connaissance, c’est aussi savoir que lorsqu’on est arrivé, il faut revenir et que la moitié seulement du travail est faite ! Et il repartit, mais vers l’est, cette fois, pour entamer la deuxième moitié du travail de l’Initiation. »
Initiation qui a, finalement, pour but le « Connais-toi toi-même » de Socrate… Mais je sens que je vais mécontenter mon père en « ramenant ma science hellénique » ! Alors, laissons-le conclure :
« Maintenant tu sais que tu peux tout vaincre, le froid, le chaud, la fatigue, l’ignorance et la méchanceté ! Tu n’as qu’à vouloir ! Le courage ! Ton seul courage : la voilà la Révélation ! […]
La révélation de toi-même, tu la reçois si tu as le courage d’aller au-delà de toi-même. Et alors le monde est à toi ! »

Il y a deux ans, vous m’avez fait l’amitié de m’associer à la préparation de votre propre pèlerinage. C’est pourquoi je me permets de vous poser une dernière question. Quelle était la motivation de votre démarche : partiez-vous sur les traces de Jehan le Tonnerre ? Désiriez-vous suivre celles de votre père ? Ou tracer votre propre chemin ?


Oui, avec votre aide, j’ai entrepris le pèlerinage de Saint-Jacques… mais justement, je n’ai pas fait ce « retour » indispensable. Et cela me manque.
Pourquoi cette pérégrination ? J’avais la nostalgie des randonnées exaltantes et exténuantes dans le Haut-Atlas marocain, la nostalgie de la précarité, de la simplicité. J’avais soif de liberté, de vraie liberté sur un chemin où je ne serais rien que moi-même. Un désir aussi de « grand nettoyage » : j’ai vidé mon sac, au propre et au figuré ; je me suis sentie lavée, allégée, purifiée. Ayant travaillé sur le processus d’individuation jungien, je voulais aussi faire une sorte de « travaux pratiques ». Bien sûr, la lecture des Étoiles nous a donné, à mon mari et à moi, l’envie de cette marche vers l’Occident mais, en ce qui me concerne, je voulais surtout tracer ma propre route.
Je crois aussi que notre long séjour au Maghreb – dans un milieu très croyant, très pratiquant, où les musulmans ont les yeux tournés vers La Mecque à l’Orient et où le pèlerinage a tant d’importance – m’a « réveillée », et j’ai eu l’impression que l’amnésie des pays d’Occident, en ce qui concerne les fondements de notre civilisation, mettait notre identité en danger. Me souvenant que le pèlerinage vers Santiago avait été aussi instauré pour contrebalancer la force d’attraction de La Mecque en une époque où les Maures occupaient l’Espagne, j’ai voulu mettre mes pas dans ceux de mes ancêtres et marcher longtemps, longtemps, face au soleil d’Occident, accompagner la lumière depuis l’aube jusqu’au couchant… Pour voir…

Propos recueillis par : Gaële de La Brosse
Texte extrait du livre : Chemins d’étoiles n° 1
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