Théâtre de l’Arche de Noé

Lorsque, en 1967, Guillaume Lagnel fonde l’Arche de Noé, cette compagnie apparaît comme un phénomène tout à fait singulier. Théâtre de création à part entière, conçu pour occuper des lieux non conventionnels, elle s’inscrit dans la tradition des arts du masque et transmet au public un langage personnel et riche d’émotions. Reconnue très tôt par des personnalités du monde artistique de renommée internationale, l’Arche de Noé a joué ses spectacles en Europe et dans la France entière, avant de s’établir en Midi-Pyrénées, où elle a affirmé son travail de création dans les hauts lieux du patrimoine de cette région.
Entouré depuis de nombreuses années d’une même équipe de peintres, de sculpteurs et d’architectes de sensibilité artistique commune, Guillaume Lagnel a développé un large champ d’investigation dans des territoires autres que ceux habituellement réservés au théâtre. Du patrimoine architectural à l’art roman, des fêtes processionnelles aux grands mythes populaires, les spectacles attirent chaque année des milliers de spectateurs.


Dans vos spectacles, vous redonnez vie au théâtre de masques. Quel en est pour vous le message ?


La permanence des personnages masqués existe depuis l’origine de l’Arche de Noé, mais il s’agit d’un théâtre plus large que celui des masques. Pour moi, le théâtre est avant tout l’incarnation d’une vision, une image agissante, active, physique, faite pour traduire et révéler l’invisible, pour transmettre une sensation directe de la vie à l’aide de tous les moyens artistiques qui lui sont essentiels. C’est, ainsi que l’écrivait Antonin Artaud, « un spectacle où, comme dans le cerveau d’un saint, les choses de la nature extérieure apparaissent comme des tentations ; c’est là, dans ce spectacle d’une tentation, où la vie a tout à perdre et l’esprit tout à gagner, que le théâtre doit retrouver sa véritable signification ».
L’art roman, sa statuaire, son imaginaire, participèrent très tôt à ma recherche pour retrouver les racines d’un théâtre autre. Les masques, les figures, sont plus anciens que la littérature. Ils sont donc pour moi les intercesseurs, les messagers privilégiés de l’âme devant l’éternité. Le masque est un médiateur entre le monde visible, les mondes intérieurs qui nous habitent et les potentialités de l’univers avec lesquelles nous avons la plupart du temps perdu une relation organique.

Un autre élément semble aller de pair avec ce masque. C’est le miroir, ce plan d’eau dans lequel se reflètent les acteurs de L’An Mil. Quel est son rôle dans le voyage imaginaire auquel vous conviez le spectateur ?


Comme ce théâtre, le plan d’eau de L’An Mil mêle avec cohérence différentes lectures et interprétations complémentaires. Il n’est là ni par esthétisme ni par reconstitution historique, mais parce qu’il participe pleinement à la dramaturgie du spectacle. La raison de sa présence directement référencée est le bassin de serpentine du cloître de Conques, devant lequel j’ai construit la tour de L’An Mil pour sa création en 1989. Mais dans l’acte du choix même de cet emplacement, il y avait une évidence. Le bassin et la présence de l’eau devenaient le point de convergence d’une scénographie, un contrepoint en miroir de l’architecture de fer et de ses personnages de pierre et de feu ; miroir d’un imaginaire, insaisissable et changeant, que vient troubler la main de Charlemagne, comme pour saisir son propre doute ou la réalité de ses songes.
L’antagonisme des éléments comme l’eau et le feu est presque permanent dans mes spectacles. L’un des diables de L’An Mil, avant de s’accrocher à son captif et de retrouver sa réalité de pierre, jette comme pour embraser le monde sa torche de feu qui, malgré sa fulgurance, tombe dans l’eau du bassin et s’éteint. La crue et le passage des âmes dans Les Sabots de Grêle, les barques catalanes débarquant leur cargaison de personnages sur le sable de Collioure, un dragon d’eau à Niort, un personnage émergeant d’un bassin fluvial, les pêcheurs de lune, l’évocation renouvelée du Styx, l’immense navire dressé sur des places historiques (comme à Saint-Jacques-de-Compostelle ou devant la cathédrale de Rodez), le passage des écluses, sont autant d’exemples où l’eau participe au mystère de la création.

Comment vivez-vous la relation de votre création artistique à la musique ?


La musique – comme le silence – contribue pleinement à révéler ce théâtre. Ma relation personnelle à la musique est permanente et souvent intuitivement préexistante. Il s’agit certainement de l’un des secrets de la création qui reste souvent en grande partie inexpliqué. À l’origine, l’un de mes compagnons fondateurs, Éric Savoyaud, a composé la musique de mes premiers spectacles, en étant totalement impliqué dans le jeu lui-même. Puis je suis resté plus de douze ans sans musique de scène, jusqu’à la très belle rencontre avec Jean-Jacques Lemetre, qui compose depuis les différentes musiques des derniers spectacles de l’Arche de Noé : La Paix fil à fil, en hommage à Marc Chagall ; Solstice ; François d’Assise ; En Partance ; Carthage, la mémoire des sables… en mêlant à une musique de scène, créée pour ce théâtre, une musique libre aux couleurs des musiques du monde.
L’une des relations les plus particulières du théâtre à la musique fut certainement avec les Cantigas de Maurice Ohana. Cette œuvre avait toujours été, pour moi, bien avant la création de L’An Mil, associée à la théâtralisation de ce tympan roman. J’ai pu, au fil des nombreuses reprises de ce spectacle, développer ce rapport entre le théâtre et la musique. En effet, sa dramaturgie est construite en miroir inversé entre le Paradis et l’Enfer. Et les chants de Maurice Ohana sont au Paradis ce que les cris silencieux des personnages sont à l’enfer. De l’alchimie de leur rencontre naît, comme un vertige, le temps de l’œuvre théâtrale…
Mon souhait aurait été d’avoir pu témoigner à Maurice Ohana – décédé depuis – de la découverte et de la passion pour sa musique par un public si nombreux et si diversifié, si éloigné de ces compartimentations restrictives de nos cultures actuelles occidentales, séparant public de théâtre et public de musique contemporaine.

Avez-vous l’intention d’aborder la danse ?


Je suis bien sûr passionné par ce domaine. Et ces dernières années n’ont cessé de démontrer, sur le plan de la création internationale, la recherche par des chorégraphes d’une certaine théâtralité. Ce théâtre que j’approche à ma manière porte en lui-même une anthropologie du geste qui le rattache à un temps de la création artistique où le geste et le masque sont préexistants aux mots, au dialogue. La marche des personnages de ce théâtre pourrait s’apparenter à une sculpture de Giacometti ; elle oscille entre le pas gracieux et élancé du danseur, homme de l’invisible, et le pas discontinu, terrien, presque déséquilibré, de l’acteur, l’homme du visible. Il y a donc bien l’idée d’une danse qui traduit l’invisible, une danse vitale de l’âme.

Un autre aspect important de votre théâtre est le processionnel. Comment avez-vous eu l’idée d’inscrire cette tradition dans votre démarche artistique ?


Jouer dans la rue – je dirai plus volontiers « à ciel ouvert », en des espaces urbains – est très vite devenu un acte indispensable et complémentaire de mon théâtre en espace intérieur. J’ai toujours apparenté mon rôle de metteur en scène à celui du passeur. En ce qui concerne la rue, je parlerai plus volontiers de sourcier, car il s’agit de se mettre dans chaque ville à l’écoute et à la recherche des traces, des signes et des mémoires très anciennes qu’elle recèle.
Dans cette quête d’un autre théâtre, je ne pouvais que très naturellement orienter mes pas sur l’un des aspects qui caractérise la rencontre du théâtre et du sacré, et que nous retrouvons depuis toujours dans les fêtes, les drames, les épopées des grandes civilisations de notre planète. Je veux parler du processionnel. Les pèlerinages, les chemins initiatiques, les chemins d’histoire, les processions religieuses ou profanes nous en donnent une idée très précise.
Il s’agit là du fondement d’une dramaturgie à ciel ouvert, qui réinvente ou revitalise le sens d’une représentation de nos mythes fondateurs, en des lieux de mémoire réels et dans un espace-temps reconverti. La marche devient alors un processus organique actif à notre perception et notre écoute au monde. Elle nous prédispose à mieux recevoir le sens spirituel et poétique de l’œuvre représentée.
À Saint-Jacques-de-Compostelle, en 1993, il s’agissait de faire partager à un large public cosmopolite un moment où la mémoire et le légendaire des grands pèlerinages rejoignaient le sens du devenir. Retrouver les traces profondes d’un théâtre processionnel, entrer dans Saint-Jacques-de-Compostelle par les deux portes où affluent depuis des siècles les pèlerins, traverser avec des chariots porteurs de cloches, des bateaux hissés à dos d’homme, les épreuves des ruelles, des chicanes et des marches séculaires qui mènent au sanctuaire : ce fut là un défi immense, un événement unique, porté par plus de deux cents personnes de pays différents au milieu de dix mille spectateurs unis place de la Quintana.
Quelques années plus tard, à Carthage, la conjugaison dans l’hémicycle d’un théâtre antique, d’une œuvre théâtrale jouée sur scène et des cortèges qui surviennent dans l’orchestra, comme le flux des courants de l’histoire et des épopées se mêlant à l’acte théâtral pur, démontre parfaitement le sens de ma démarche et signe un pas important dans mon parcours artistique.

L’itinérance est inscrite à chaque degré de votre création. Vous incarnez d’ailleurs géographiquement cette philosophie, puisque vos spectacles se sont promenés à travers le monde, de Conques à Mexico ou de Carthage au Musée national du Moyen Âge à Paris, où vous avez récemment produit L’An Mil. Cette conception semble également correspondre à une ouverture personnelle, une invitation au croisement entre les groupes sociaux, les civilisations, les cultures…


Pleinement à mon sens. Il s’agit bien de réinventer pour ce théâtre ses propres lieux de représentations. Le cadre de la salle de théâtre est certes passionnant, mais il correspond à une certaine idée du théâtre, à un répertoire littéraire dont les bases datent, à mon sens, plutôt du XIXe et du XVIIIe siècle, que du XXIe siècle. Nous y jouons des spectacles, mais en ce qui me concerne, je tente de retrouver le sens d’un autre théâtre en des lieux patrimoniaux, historiques, naturels, chargés de signification et de mémoire.
Nous avons pu ainsi affirmer notre démarche et nos capacités à mener avec toutes les diversités nécessaires un projet de création, et nous mettre à l’écoute d’un patrimoine spécifique tout en y associant pleinement de jeunes artistes du pays en leur faisant bénéficier de notre savoir-faire. La création de Carthage en fut l’un des moments les plus démonstratifs.
Jouer le spectacle Carthage dans les théâtres antiques, mais aussi sur la route maritime des Phéniciens en Méditerranée, ou sur le tracé mythique des pas d’Hannibal, participe de cette même démarche. Dans le cadre de ces dialogues, le fait de proposer une création née à Carthage même, près du port et du quartier punique, jouée par une équipe artistique franco-tunisienne, me semble traduire très concrètement le sens d’une réelle coopération culturelle. Ce projet né sur le sol tunisien peut désormais se tourner vers le nord méditerranéen.

Quel est le message de ce spectacle sur Carthage ?


Carthage, la mémoire des sables a été créé pour l’ouverture du Festival international de Carthage, en juillet 1997, associant l’équipe artistique professionnelle de l’Arche de Noé à quarante jeunes artistes tunisiens. C’est un poème d’amour dédié à Carthage, symbole de civilisation, de culture et de rêves depuis des millénaires dans l’imaginaire méditerranéen, empreint de mémoire et d’espoir, rassemblant des arts pluriels à la manière d’un opéra de formes, de couleurs et de chants.
Le secret de La mémoire des sables se trouve à la fois dans le souvenir de cette civilisation enfouie et dans la permanence du désir de progrès et d’ouverture au monde qu’elle continue d’incarner aujourd’hui.
Je suis à titre personnel, et depuis toujours, passionné par l’histoire, les mythes et la civilisation phénicienne et carthaginoise. Cette passion s’inscrit finalement dans une tradition qui n’a cessé depuis plus de mille ans, particulièrement auprès d’artistes et d’archéologues occidentaux au XIXe siècle. Mais il me semble que l’Occident a imposé sa propre vision du monde à cette civilisation et n’a pas suffisamment su en déceler d’autres fondements que les siens. Flaubert, par exemple, a certainement largement contribué à donner cette image de Carthage. Nous nous devons de reconsidérer autrement cette culture et le théâtre peut à sa manière aider à lui redonner aujourd’hui un sens nouveau.
L’incarnation, par des acteurs, de masques et personnages puniques, ou de ces pendentifs en pâte de verre retranscrits en masques, aux couleurs excessivement vives, a marqué, à l’occasion de la création de ce spectacle, une première renaissance de ces personnages protecteurs de l’âme carthaginoise. Animés de ce souffle, ils rejoignent désormais le répertoire universel des personnages masqués au théâtre.

Propos recueillis par : Gaële de La Brosse
Texte extrait du livre : Chemins d’étoiles n° 2
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