Espace du mythe, terre sacrée

Par son exceptionnelle vitalité comme par ses talents, Jean Malaurie affiche un étonnant palmarès. Géographe de formation, spécialiste des déserts froids et des populations du Grand Nord, il a dirigé plus de trente missions qui l’ont conduit du Groenland au Canada, de l’Alaska à la Tchoukotka. Directeur de recherches émérite au CNRS, directeur du Centre d’études arctiques à l’École des hautes études en sciences sociales, il occupe la première chaire de géographie polaire dans l’histoire de l’Université française, créée en 1957 par Fernand Braudel. En 1991, il a fondé, à Saint-Pétersbourg, l’Académie polaire d’État qui forme des cadres supérieurs autochtones sibériens. Cinéaste, écrivain, Jean Malaurie a créé et dirige la célèbre collection « Terre humaine » (éditions Plon) qui compte plus de quatre-vingts titres à son catalogue et dont le livre fondateur, Les Derniers Rois de Thulé, traduit en vingt-trois langues, est paru en 1955.


Vous avez suggéré le thème de l’entretien que vous avez souhaité réserver aux lecteurs de Chemins d’étoiles. Il s’agit du caractère mythique et sacré du Grand Nord, et de l’intelligence de la nature, selon les peuples de l’Arctique.


En effet. Mais je voudrais tout d’abord vous préciser ma méthode de recherche. L’idée qui m’anime en priorité est celle de l’évolution de la vie. Cette pensée a été développée par Lamarck et surtout par Geoffroy Saint-Hilaire qui considérait qu’il y a un ordre dans l’organisation des êtres vivants. Inspiré par cette pensée, j’ai renforcé dans la réédition, revue et augmentée, du premier tome de mon ouvrage récent Hummocks, mon approche de géomorphologue. J’observe, je mesure, et à la lumière de l’ordre sériel de centaines de chiffres que j’ai relevés, je m’interroge… Bref, j’invite le lecteur à accompagner le chercheur et à réfléchir avec lui. Car, si on veut tenter de comprendre le Nord, il faut cheminer. Le Nord est glacé. Le Nord est implacable. Il n’aime pas les esprits légers et aventureux. Si on refuse de s’y intégrer totalement, on ne peut même pas espérer approcher les sociétés qui y survivent. Cette méthodologie est indispensable pour aborder leurs grands problèmes spécifiques tels que la planification des naissances, les rites, les échanges de femmes… Comme dit Rimbaud, « la réalité est rugueuse à atteindre ».
Vous trouverez, dans Hummocks, des dessins inuit et quelques-uns de mes croquis qui fixent certains menus détails de leur vie quotidienne. J’ai cherché ainsi, en essayant de capter l’attention du lecteur, à le faire pénétrer d’abord dans l’intimité de cette vie boréale, à l’« inuitiser » en quelque sorte. Et aussi, par mes croquis et mes extraits de carnets, de lui faire pressentir cette vie difficile de chercheur. La multiplicité des données, l’opacité de pans entiers de l’histoire, peuvent souvent paralyser la pensée. Quand on feuillette un livre, on retient d’abord les images qui nous interpellent. Cette approche est aussi celle des Inuit qui ont un regard aigu, dû sans doute au fait qu’ils vivent de longs mois dans la nuit polaire.

Par opposition au Midi, où règnent la chaleur, la lumière et la vitalité, le Septentrion est le domaine du froid, de la nuit et du sommeil. Comment peut-on donc expliquer la fascination exercée par cette région ?


Le Nord a en effet une puissante force d’appel. Chanté par les poètes, loué par les Grecs, il est au cœur des grands mythes. Apollon, dieu du Nord, est la plus mystérieuse des divinités. Toujours jeune, imberbe, d’une beauté exceptionnelle, il est, pour les Grecs, le dieu de la musique et de la chasse. Le Nord est également présent dans le mythe des Hyperboréens, qui inspira aussi les Romantiques allemands. Ce peuple inconnu, qui vit au-delà de Borée, fut ainsi célébré par Nietzsche :
« Au-delà du Nord, de la glace, de l’aujourd’hui
Au-delà de la mort, à l’écart
Notre vie, notre bonheur
Ni par terre, ni par mer
Tu ne pourras trouver le chasseur qui mène
Jusqu’à nous, Hyperboréens,
Qui avons inspiré la bouche du sage
Pour qu’elle prophétise. »
Ce mythe ne peut que nous inspirer, nous qui sommes de culture gréco-latine. Mais on le retrouve également dans la culture chrétienne. En effet, la symbolique du Nord est liée à la licorne. Dans l’univers nordique, la dent du narval mâle est symbolique, peut-être parce que sa virgation est inverse de toutes celles du monde animal. On retrouve de nombreuses allusions à cet emblème dans la Bible. « Sa corne sera élevée en gloire », dit le Psalmiste (112, 9). En effet, la licorne est l’animal allégorique de l’incarnation et de la mort du Christ. Un bestiaire médiéval proclame : « C’est ainsi que Jésus-Christ, notre Sauveur, qui est spirituellement une dent de licorne, descend dans le ventre de la Vierge. » Saint Bonaventure, l’un de nos grands moines inspirés du Moyen Âge, déclare : « La corne est l’arbre de vie ». Et selon la tradition du Prêtre Jean, elle est placée à l’entrée du Paradis. Dans certaines cathédrales (comme dans celle de Strasbourg ou à Saint-Denis), une corne de narval se dresse à droite de l’autel.
Dans l’Arctique, cette allégorie s’est traduite sur le plan politique : la « masse », le symbole du pouvoir royal qui ouvrait les séances du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest canadien à Yellowknife, est une dent de narval surmontée d’une couronne et d’une croix. Devenu symbole du pouvoir d’Ottawa sur les peuples « indigènes », cet emblème fut utilisé pendant quarante-trois ans.
La symbolique du Nord nous invite donc à poursuivre notre parcours des grands mythes et des grandes espérances de la pensée chrétienne. Nous arrivons ainsi aux temps de la Parousie, c’est-à-dire du retour en majesté du Christ, décrit par saint Jean : « Voici maintenant le Jugement du monde. Maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors » (Jean XII, 31). Dans l’ultime vision johannique apparaît le signe du Fils de l’homme dans le ciel. Le Christ s’avance dans les nuées sur un char, escorté d’anges : « Et devant le trône il y a comme une mer vitrifiée, avec les cithares de Dieu » (Apoc. XV, 2).
On peut ainsi tenter d’expliquer en partie pourquoi le Nord possède une telle force d’attraction sur les Occidentaux. Mais il a également fasciné d’autres civilisations. Dans une vieille tradition indienne, un sage prépare sa mort en quittant la plaine du sud. En quête d’altitude, il s’avance vers l’Himalaya. Il fera du mont Meru – sorte de Thulé himalayen – sa dernière demeure. Dans le nord de la Perse, on trouve le peuple des Uttarakuru (uttara, nord ; kuru, homme, héros). Totalement affranchi des lois et des contingences matérielles, il habite dans un haut lieu qui s’élève jusqu’au ciel. Comme dans la Genèse, l’arbre de Vie y est arrosé par une source d’où descendent quatre fleuves. Avicenne, « prince des philosophes », déclare au XIe siècle dans un récit visionnaire : « Tu auras entendu parler des ténèbres qui règnent en permanence aux abords du Pôle. Celui qui affrontera ces ténèbres parviendra à un espace illimité, inondé de lumière. La première vision qui s’imposera à lui sera une source vive dont l’eau paraîtra couler comme celle d’un fleuve… Quiconque se baignera dans le “fleuve” deviendra si léger qu’il pourra marcher sur ses eaux. »
Je pourrais prolonger cette évocation de l’influence et de la fascination boréales à travers le monde en évoquant l’univers de la Kabbale et les traditions maçonniques.

Ces mythes semblent s’accorder en un point : le Nord est une terre de l’en-deçà et de l’au-delà de la vie. Quel rôle joue la nature dans cette représentation symbolique ?


Sans doute en raison de la neige qui le recouvre, le Nord est un univers virginal, un monde primordial. Du point de vue de l’Occident, c’est un lieu qui rapproche du ciel, un espace de régénérescence et de paix. C’est la raison pour laquelle on ne va pas vers le Nord : on monte vers lui. En en revenant, chacun se sent marqué, un peu comme nimbé d’une sorte d’auréole à l’image de quelque saint du portail de Chartres ! La Terre elle-même, tout autour du cercle polaire, semble elle aussi surmontée d’une auréole sacrée. Nous, Occidentaux, qui vivons dans des espaces tempérés, sommes assaillis par de multiples besoins. Nous ressentons celui, entre autres, de posséder ce supplément d’énergie vitale qui semble être l’apanage des espaces de haute latitude. Le « besoin de grandeur » (titre d’un très beau livre de C.-F. Ramuz) nous semble susceptible d’être atteint près du pôle Nord. Peut-être parce que nous subissons l’attraction d’un univers minéral qui – littéralement – nous polarise ?
Pour ma part, quand j’interroge ma mémoire, je retrouve toujours cette sensation intense, incomparable, que j’éprouve en montant North. Je crois alors ressentir le contact, sur mes mains nues, de son eau noire, lourde de son poids de glace. Et, sous mes paupières closes, je revois toutes les nuances impressionnistes de la toundra : douces, pâles, grises, comme éloignées, et celles du ciel si souvent éclatantes, somptueuses. La nuit polaire, aussi, détient un pouvoir, une emprise unique, inoubliable, porteuse de tant de vibrantes et mystérieuses sensations. En avançant dans cette nuit sombre et diaphane à la fois, qui ne ressemble à aucune autre, on est saisi par l’énergie captive qui émane d’elle, après avoir été comme violé par l’attaque brutale, abrupte qui caractérise la tombée du froid polaire. De la mer, subitement congelée, on n’entend plus ni le chant des vagues ni le cri des oiseaux. Tout est englacé comme si soudain on pénétrait dans la mort même de l’univers.

Votre démarche d’anthropogéographe vous a d’abord conduit à une étude de terrain. Et, peu à peu, vous êtes, selon vos propos, passé « de la pierre à l’homme ». Comment définiriez-vous le peuple inuit ?


Un trait principal les caractérise : les Inuit se méfient des mots, de leur force d’incompréhension, de séparation. Ces hommes qu’on imagine sauvages, brutaux, sont également des hypersensibles, mais d’une sensibilité muette, retenue. « On ne commence pas par raisonner, mais par sentir. » C’est le règne de la suggestion : tel mouvement du corps, tel frémissement des paupières, telle inflexion du regard révèlent mille nuances subtiles que des mots exprimés ne feraient qu’affadir, tronquer ou trahir. « Primitifs » n’est pas le qualificatif qui convient à ces Hyperboréens : « primordiaux » est plus juste, qui évoque les temps lointains de l’origine du langage.
Un autre attrait de ces régions nordiques est certainement le sentiment d’extrême liberté qu’on y ressent. Lorsque j’ai atteint le pôle géomagnétique Nord, ce que j’ai d’abord ressenti, c’est la souveraineté de l’espace mais aussi mon extrême solitude ; et en quelques secondes est monté en moi un sentiment d’allégresse de vivre cette intense et si périlleuse solitude. Nous nous souvenons tous de l’immense ruée vers le Nord de ces chercheurs d’or, sans bagages, avides du métal jaune, certes, mais avant tout d’une liberté à découvrir ou à retrouver. Le Nord assouvit le fantasme, si profond chez l’homme, de l’aventure solitaire au risque de se perdre – comme s’il possédait le secret même de sa destinée.

Vous aimez rappeler cette phrase de Jean-Jacques Rousseau : « Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d’abord observer les différences pour découvrir les propriétés. » Quel sens donnez-vous ici à cette réflexion ?


Il nous est difficile de comprendre les peuples du Nord parce que nous sommes infiniment différents d’eux. Pendant des décennies, on a eu tendance à étudier cette civilisation à un niveau horizontal, en observant leur mode de vie, leur démographie, leur organisation sociale. Nous avons l’esprit rationnel, et oublions que ces peuples ont une approche cognitive tout à fait différente, inspirée par le sacré. Dans cet ordre d’idée, les orientations cardinales ont toute leur importance ; les rapports avec les planètes et, oserais-je dire, leurs horloges célestes également. Mais nous devons tenir compte aussi d’une connaissance très ancienne des nombres qui joue un grand rôle dans leur vision chamanique du monde. Trois, cinq, neuf, ont des pouvoirs, des significations sexuelles mâles ou femelles, tout comme la main gauche et la main droite. C’est après quinze ans d’études que je qualifierais d’horizontales, au fil de recherches tout à fait rationnelles et académiques, en m’attachant à la topologie de la vie, aux rites, à l’organisation spatiale, aux planifications, à la démographie, que je me suis rendu compte que ce mode d’exploration des sociétés ne suffisait pas à percer leur mystère. Et c’est à Back River, en avril 1963, que le regard insistant des Utkuhikhalingmiut dans les iglous de neige me signifia que leur pensée était plus complexe et ne pouvait être saisie, dans sa vérité, que dans une dimension verticale. Comme l’exprime Roger Bastide : « L’Occidental veut tout savoir du premier coup, et c’est pourquoi, dans le fond, il ne comprend rien. »
Ce « rien » n’a de sens que dans la mesure où l’on cherche à comprendre pourquoi nous vivons sur la terre. Ces peuples, vieux de dix mille ans, se posent comme nous cette question essentielle mais ils n’ont qu’un seul livre : celui de la nature. Les yeux tournés vers le ciel, ils interrogent le cosmos. Si l’on s’en tient à l’objectivisme qui nous vient des sciences exactes, cette approche du sacré est limitée. Mais si l’on veut analyser cette ferveur existentielle qui meut les peuples du Nord, c’est à travers leur art, leur musique, leurs danses, qu’on pourra tenter de la découvrir. Bastide nous fait remarquer qu’un versant de l’homme manque dans l’objectivisme : l’interrogation de l’au-delà de la mort. « Ce n’est pas la morphologie sociale, pense-t-il, qui commande la religion, qui l’explique, comme le voulait Durkheim, mais au contraire le mystique qui commande le social. »
La dimension sacrée de ces peuples ne peut donc être saisie qu’en considérant leur propre perception de l’ordre du monde. Pendant quatorze ans, en étudiant à leurs côtés les pierres, les roches, je me suis interrogé sur la signification sérielle des chiffres ; en faisant mes gammes, j’ai appris que la nature est ordonnée. Mais j’ai également compris que cet ordre est provisoire. Le danger de toute observation est la projection de notre propre pensée. C’est elle et elle seule qui décide en effet si, par exemple, un paysage est beau ou non, une sculpture ou une danse significative ou pas.
Ainsi, pour approcher la mentalité de ces peuples traditionnels, faut-il – au moins – se douter qu’ils ont un autre regard, une tout autre appréhension du monde que nous. Marc Tadié, dans De la vérité en ethnologie…, dit qu’ils sont « hypersensorialisés ». Ils ont un don inouï pour dessiner des figures géométriques, des lignes courbes dans l’ivoire ou dans la pierre. Leur art, si mystérieux à nos yeux, ce n’est pas notre raison qui nous en révélera le secret. Leur perception du monde – celle-là même que nous avons perdue parce que nous l’avons reniée – n’a plus rien de commun avec la nôtre. L’ère du progrès nous a définitivement fait perdre l’intuition première du sacré que possédaient les hommes de Lascaux.

Au contact d’autres civilisations, ces peuples ont cependant connu une évolution, et depuis bien longtemps les prêtres et les pasteurs ont succédé aux chamanes…


Le peuple inuit, comme tant d’autres peuples premiers, s’est – apparemment du moins – converti au christianisme depuis plus de deux siècles sur la côte sud-ouest du Groenland, cinquante à soixante ans dans l’Arctique canadien et l’Alaska, trente ans dans des régions très isolées de l’Arctique central, comme les Utkuhikhalingmiut de Back River lors de ma mission en 1963. Il est difficile, certes, de déceler jusqu’à quelle profondeur cette religion les a marqués ou s’il ne s’agit que d’une conversion de surface. Notre religion judéo-chrétienne est une religion du Verbe, du Livre. Or, les hommes du Nord ont une culture orale qui relève de l’architecture de la mémoire, en perpétuelle reconstruction. Ce sont des « ouailles », comme les chrétiens du Moyen Âge. Un exemple : Rasmussen, explorateur danois, se rend en 1923 dans les régions arctiques centrales. Il est frappé chez les Netsilik par le récit du mythe de la Lune et du Soleil. Après s’être renseigné, il découvre que, vers 1903, un missionnaire protestant était passé non loin de là. La parole évangélique aurait ainsi dans sa fulgurance laissé ses traces.
Ce peuple « affamé de sacré » absorbe ce qui correspond à ses besoins et semble le concerner. Un Dieu fait homme, né d’une vierge puis bafoué par les siens, ne suscite pas d’étonnement de leur part ! Les mythes de Nérévik ou de la baleine sacrée Arveq ne sont pas moins étranges. Toutefois, l’introduction d’une religion nouvelle ne va jamais sans bouleversements.

Avez-vous pu observer certains de ces bouleversements ?


Les Inuit sont inquiets de ne plus répondre désormais à l’ordre de la nature : ils ont le sentiment tacite qu’en s’étant convertis au christianisme, ils ont quelque peu trahi leurs dieux, leurs esprits, les forces chamaniques maîtresses de leurs destinées. Pourtant, ils tiennent dorénavant à ce Christ qui leur a prédit : « Bienheureux les pauvres car le Royaume des Cieux leur sera réservé. » Mais j’ai aperçu maintes fois dans leurs regards une secrète angoisse. L’esprit de charité pour les faibles, le respect de la vie des handicapés, ce que nous nommons « les droits de l’homme », voilà qui ne va pas de soi avec leurs valeurs traditionnelles ; voilà qui est souvent vécu au fond d’eux-mêmes très difficilement. Les tests de projection psychologique que j’ai conduits en Tchoukotka (1990) et à Thulé (1951) et qui sont parmi les premiers tests pratiqués auprès des Inuit (Rorschach, Machover, Düss, Zazzo) sont révélateurs d’angoisses profondes maîtrisées dans la mesure où le groupe auquel chacun est sociologiquement, viscéralement, attaché, contribue à les surmonter.

Qu’avez-vous voulu dire en écrivant : « Interrogez sans cesse le regard de l’autre : il vous obligera à vous questionner davantage » ?


Sans doute pensais-je à l’extraordinaire expérience que j’ai vécue à Back River, dans le Grand Nord canadien, en avril-mai 1963. J’invite le lecteur, s’il n’a pas le temps de lire dans Hummocks I le chapitre intitulé « La Sparte inuit », à se reporter aux photographies de ces sept familles, vivant à l’écart du monde une austérité voulue, sublimée par une conversion récente à un protestantisme dévot. Tout le monde sait qu’un cliché semble parfois révéler le mystère d’un esprit. J’ai la conviction que ce groupe m’a ainsi révélé un peu de son secret caché – ce que des études ethnologiques, si longues et poussées soient-elles, sont toujours impuissantes à traduire.

Combien de temps êtes-vous resté à Back River ?


C’était une première mission exploratoire. Onze jours de mission et dix jours au poste administratif (à Gjoa Haven). Mais ces sept familles – à présent disparues – ont joué (bien que je ne l’aie compris que plus tard) un rôle décisif dans ma vie. Un chercheur n’est pas un fonctionnaire de la pensée. Il y a des hauts lieux dans l’histoire de chacun de nous. Pour moi ce fut, avec Siorapaluk et l’allée des Baleines, Back River. Je ne passe pas un jour sans y songer, sans me confronter en pensée à ces vingt-cinq hommes et femmes qui ont pour moi une dimension de héros antiques.

Et l’Arctique, qu’en est-il aujourd’hui ?


Ses peuples – environ un million d’autochtones, dont 150 000 Inuit, 500 000 Nord-Sibériens – sont plongés dans une crise profonde. Je suis attristé par la naïveté des commentateurs lors de la création de ces territoires autonomes (Nunavut, Nunavik, Bering Straits Native Corporation…), comme si une autonomie se décrétait. Il faut faire vivre ce nouveau droit qui est profondément modifié par la mondialisation des économies et des pensées. Les Inuit sont, par l’école, par la religion, par les médias, non pas dévitalisés, mais déstructurés, et il leur faut répondre à ce défi : construire en une génération une nation avec de nouvelles normes. Ce n’est pas une bluette, et la réponse est un taux de suicide des jeunes parmi les plus élevés au monde, dont on parle si peu. Je précise que la crise vécue dans le Grand Nord n’est pas moins profonde en Occident.
Territoires autonomes, mais dans quel but ? Rappelez-vous la parole de Malraux qui interpelle chacun de nous dans cette nouvelle société que nous sommes en train de bâtir avec des moyens techniques prodigieux : « Aller sur la lune, mais pour y faire quoi ? » Certes, j’aurais mauvaise grâce à regretter qu’enfin les Inuit aient retrouvé leur autonomie bafouée, alors que j’ai si longuement combattu pour qu’il en soit ainsi. Mais je suis obligé de constater que cela arrive bien tard, après tant de dégâts irréversibles. Autrefois, ces hommes, parce qu’ils avaient le sens de l’harmonie, non seulement sociale mais aussi spirituelle, avaient trouvé le secret pour gérer leur existence de manière cohérente. Les peuples autochtones ont toujours frappé les chercheurs, et aujourd’hui les touristes, par leur étonnante aptitude à gérer le temps. L’Occidental est un homme pressé. Les chasseurs inuit ou amérindiens vivent intensément les heures, les semaines, les mois, les saisons. Pour eux, vivre est une grâce. Mais il leur faut sans cesse inventer. Ainsi sont-ils gravement abusés par les églises auxquelles sont intentés des procès de mœurs – et ces dérives des prêtres et des pasteurs sont cruellement ressenties, car elles ont trahi la confiance que les jeunes convertis portaient à tout homme du sacré ; celles-ci doivent faire appel au gouvernement pour ne pas être ruinées. Mais ce n’est qu’un exemple entre cent. Le SOS du suicide des jeunes est poignant. Lorsque l’on parle du Nunavut et du Nunavik, il faut s’interroger sur ce signal qui est politique mais aussi civilisationnel et spirituel. Dépossédés, ces jeunes ont cette phrase terrible : « We are nobody. » Mais un peuple nouveau se lève, avec de nouvelles élites, une nation se construit. Avec une extraordinaire aptitude, les Inuit ont négocié leurs droits. Et mieux que les Indiens. Au Canada, ils ont fait valoir avec maestria leur force d’imagination dans un art impressionnant. Oui, une nation inuit se construit, du Nunavut au Groenland. C’est dans le long temps qu’il faut la comprendre.
Autre remarque, d’ordre économique : le Nord autochtone vit sous transfusion, c’est-à-dire sous injection massive de crédits d’État au titre des services et compensations. Reste à inventer une économie productive. On connaît sous d’autres latitudes les métastases des économies de rente. En même temps, ces sociétés volontaristes ont une démographie rapidement expansive. Elles croient en l’avenir. Une réponse doit être apportée.

Que peut-on donc espérer ?


Je veux penser que ce peuple, qui a subi sans doute le choc le plus terrible de son histoire, trouvera en lui la force de renaître. Il est en train d’inventer un néochamanisme où il a intégré le christianisme. Dans la préface de la thèse de Joëlle Rostkowski, La Conversion inachevée, sur les Indiens pueblo et sioux christianisés, je m’interrogeais sur cette extraordinaire évolution, qui est d’une nature telle que Jésus-Christ est indianisé, hors de toute controverse dogmatique. Il y a là une évolution tout à fait exceptionnelle néochamanique, qui commence à se développer dans l’Arctique. Pour en rester à des observations plus générales, l’Inuit, remarquable politicien, s’est fait respecter, et déjà craindre en tant qu’homme d’affaires ; il a montré récemment dans un film célèbre qu’il pouvait être un excellent acteur.
Mais l’espoir que je nourris est plus ambitieux. L’autonomie juridique n’est pas une réponse en soi. Je souhaite que les Inuit s’inventent une culture spécifique et moderne, alliant le meilleur de la nôtre au meilleur de la leur. La création, à Saint-Pétersbourg, de l’Académie polaire d’État, avec mille élèves administrateurs, fils de chasseurs, de bergers, de quarante-cinq ethnies, que mes camarades russes m’ont demandé de présider, n’a pas d’autre but : être un lieu exemplaire de réflexion où les hommes du Nord définiraient le sens de leur avenir pour le construire à la hauteur de leurs valeurs de jadis.
Je propose, au terme de notre entretien, de relire Fernand Braudel. Braudel observe que, dans la durée, « la tendance de la civilisation occidentale, dès que se développe la pensée grecque, c’est sa poussée vers le rationalisme, donc vers un dégagement par rapport à la vie religieuse ». Dans les sociétés non occidentales, cette « poussée vers le rationalisme » ne se retrouve pas aussi nettement. En Afrique noire, par exemple, on observe une réaffirmation des tendances profondes vers le sacré. Il en va de même dans l’Arctique ; comme les Indiens, les Inuit, affamés de sacré, sont en train d’inventer une nouvelle culture inspirée par un néochristianisme à l’écart de nos dogmes. C’est ce que dit encore Braudel : « Presque toujours, les civilisations sont envahies, submergées, par le religieux, le surnaturel, le magique ; elles y vivent depuis toujours, et y puisent les plus puissantes motivations de leur psychisme particulier. »

Propos recueillis par : Gaële de La Brosse & Philippe Lemonnier
En savoir davantage sur : Jean Malaurie, Gaële de La Brosse & Philippe Lemonnier

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