L’atlas insulaire : voir et dire le monde

C’est à Rouen, près des quais, qu’est née la vocation de Frank Lestringant, descendant d’une famille de libraires-éditeurs établie dans cette ville depuis trois générations. Héritière d’un établissement fondé à la Révolution, la librairie Lestringant était sise au 11 de la rue Jeanne-d’Arc, à proximité du port qui longtemps anima le cœur de la ville. On y trouvait des livres anciens et modernes, ainsi que des cartes d’état-major et des cartes marines. Au premier étage se réunissaient les membres des sociétés savantes ; les deux niveaux étaient reliés par un escalier en colimaçon s’élevant à claire-voie au milieu du magasin. Frank Lestringant a grandi dans cet espace magique où se rencontraient le savoir livresque et l’aventure maritime : il se souvient avec émerveillement de cette époque qui a déterminé sa vocation. Le bac en poche, Frank Lestringant rejoint Paris, où il est admis à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Ce choix le mène, après quelques années d’enseignement secondaire, à une carrière universitaire : il devient maître de conférences à l’université de Haute-Alsace (Mulhouse) puis professeur de littérature du XVIe siècle à l’université de Lille et enfin à la Sorbonne. Spécialiste reconnu de la littérature géographique de la Renaissance, il a été professeur invité dans plusieurs universités américaines, à Yale, Columbia, Emory et Santa Barbara. Directeur de collection aux éditions Paradigme et Champion, membre du comité de lecture de quatre revues, il a publié, outre de nombreux articles, une trentaine d’ouvrages portant sur la conquête et la colonisation du Nouveau Monde, ainsi que sur la période des guerres de Religion.


Vous avez écrit un ouvrage magistral, Le Livre des îles, Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne. Comment vous êtes-vous intéressé à ce sujet ?


Le thème des îles s’impose à tout historien de la littérature ; mais, personnellement, ce sujet m’a toujours passionné. Adolescent, j’ai dévoré les romans de Jules Verne ; plus tard, j’ai eu la chance de faire ma thèse sur André Thevet, cosmographe des derniers Valois, qui a traversé tout le XVIe siècle et a laissé une œuvre considérable : Les Singularitez de la France Antarctique (1557), La Cosmographie universelle (1575), Les Vrais Pourtraits et Vies des hommes illustres (1584). Son œuvre s’achève par un insulaire, qui prétend décrire le monde entier à partir des îles… Ma rêverie sur les îles est venue de la découverte de ce Grand Insulaire et Pilotage d’André Thevet.
L’insulaire découle de cette idée : l’île est un objet géographique à part, distinct des terres dites « continentes ». Il y a une différence de nature entre l’île et le continent. Comme le dit Pline, l’île est un composé d’eau et de terre. De ce fait, les îles ont des propriétés particulières. Elles flottent, elles sont inconstantes (et donc difficiles à fixer), elles sont ambivalentes : tantôt maudites et tantôt bienheureuses. Mais elles sont précieuses, dans la mesure où elles servent de jalons pour les navigateurs. Dessinant un chemin en pointillé à travers les mers, les îles où l’on pouvait faire aiguade et se ravitailler ont joué un rôle essentiel dans l’histoire des grandes navigations : l’île de Sainte-Hélène sur la route qui menait au cap de Bonne-Espérance et de là aux Indes ; les Canaries et les Açores sur le trajet atlantique.
Comme les supports instables qu’ils habitent, les peuples insulaires ont eux aussi leurs traits particuliers : ce sont des gens malins, parfois malhonnêtes. Ulysse « aux mille ruses », le roi d’Ithaque et le héros de l’Odyssée, est le type même de l’habitant des îles. Dans l’Antiquité, les Crétois, trompeurs et menteurs, avaient fort mauvaise réputation…

Peut-on dire que l’insulaire traduit une façon de voir le monde ?


Oui. On le voit dans l’opposition entre deux conceptions de la géographie. À partir d’Ortelius, de Mercator et de Hondius, on a pris le parti de dresser une cartographie systématique et homogène de l’ensemble du monde, sans distinguer les îles des continents. Dans cette lignée se distinguent les Hollandais Willem-Janszoon Blaeu et son fils Joan, avec leur Atlas major ou Grand Atlas, publié en 1662. C’est l’entreprise cartographique la plus considérable qu’ait jamais produite l’Europe, unanimement saluée par les érudits de toutes les nations ; il comprend douze volumes in-folio dans l’édition française. Vincenzo Coronelli résiste à cette façon de voir. Il a conçu son Isolario au même format que le Grand Atlas de Blaeu, pour qu’il puisse être rangé sur les mêmes rayons de bibliothèque. Mais il préfère à cette géographie nouvelle une géographie plus traditionnelle, celle de Pline ou de Strabon, qui distinguait qualitativement les continents des îles. Et ce n’est pas un hasard si Coronelli est vénitien : à la fin du XVIIe siècle, Venise est sur le déclin, de plus en plus tournée vers le passé. À l’image de cette ville, la géographie de Coronelli est « mémorielle », tout comme son Isolario : il reproduit des cartes obsolètes, notamment celles de Thevet, qui ont alors plus d’un siècle d’existence.
Cette opposition entre Blaeu et Coronelli est significative : à Amsterdam, dans la Hollande protestante, où réside Blaeu, la nouvelle géographie – qui est celle des pays du nord de l’Europe – va supplanter la géographie méditerranéenne de Venise.

À quelle époque s’épanouit ce genre ? A-t-il un usage pratique ou sert-il surtout aux érudits ?


Le genre s’est épanoui du XVe au début du XVIIIe siècle. Lié, dans sa conception initiale, à l’art des portulans, l’insulaire se rattache à la géographie pratique ; c’est pourquoi ses cartes ne sont pas orientées selon le nord et les points cardinaux, mais selon les vents (le garbin, l’austro, le mistral ou maestro, etc.). Mais les insulaires étaient aussi destinés aux amateurs d’antiquités, aux collectionneurs : déjà Christophoro Buondelmonti parle des curiosités qu’on peut voir dans les îles. Ces cartes n’ont donc pas seulement un usage pratique pour les navigateurs, mais aussi un usage archéologique et historique : elles composent un art de la mémoire. Le fait est que les îles de la mer Égée et de la Méditerranée recèlent un héritage de lieux rhétoriques, moraux, historiques, artistiques, etc. Cette cartographie est donc hybride. C’est ce que révèle le livre de Bartolomeo dalli Sonetti, qui présente des schémas insulaires sommaires, avec en dessous des sonnets descriptifs. On peut penser que ces cartes n’avaient qu’un intérêt esthétique. En fait, certains exemplaires annotés révèlent qu’elles pouvaient avoir un usage pratique : Giovanni Bembo, recteur, c’est-à-dire gouverneur, des îles de Skiathos et de Skopélos, a par exemple annoté d’un bout à l’autre un exemplaire de Bartolomeo dalli Sonetti : il a rempli les « blancs » de ces cartes rudimentaires, les complétant, les corrigeant et les mettant à jour, ou tout simplement y inscrivant des souvenirs personnels.
L’aventure de Christophe Colomb illustre le concept de l’insulaire. En effet, durant ses premiers voyages, la terre se dérobe : il vogue d’île en île. Il n’aborde la terre ferme qu’à la troisième expédition. L’histoire de l’exploration respecte ce schéma : vous dites que « le temps des îles » précède « le temps des continents ».
Il faut avoir en tête l’image du monde au temps de Christophe Colomb. Les mappemondes médiévales représentent les trois continents traditionnels, c’est-à-dire l’Europe, l’Asie et l’Afrique, soudés les uns aux autres. La Méditerranée, qui pénètre cette masse continentale, est une sorte de lac central. Deux fleuves principaux aboutissent à ce lac : le Nil, qui sépare l’Asie de l’Afrique ; et le Don (ou Tanaïs), qui sépare l’Asie de l’Europe. On a donc le schéma suivant, la mappemonde étant orientée l’Est en haut : un cercle formé par l’Océan entoure l’œkoumène. Inscrit à l’intérieur de ce cercle, un grand T dont le jambage vertical figure la Méditerranée ; au point de jonction des deux branches du T, qui sont le Nil et le Don, se trouve Jérusalem, au centre du monde et non loin du paradis terrestre. On appelle ces cartes schématiques des cartes en TO ou en OT, initiales de Orbis terrarum, expression qui désigne la Terre en latin.
Ce monde compact va exploser dès le XVe siècle avec les navigations des Portugais. On s’aperçoit alors que la ceinture océane n’est pas infranchissable, que l’Afrique se prolonge bien plus loin qu’on ne le pensait. Dans les cartes anciennes, il y avait bien quelques îles situées en Méditerranée ; mais les îles légendaires se trouvaient à la périphérie, dans le « fleuve » Océan ; certaines étaient des îles flottantes et ressemblaient à des bateaux ou à des poissons. Or ces îles prendront une importance considérable au XVIe siècle, puisque les Grandes Découvertes révèlent des archipels nouveaux. Bien plus, les navigateurs abordent dans des îles avant de découvrir des continents. Le cas de Colomb est révélateur : avant l’Amérique, il découvre les Bahamas, descend vers Cuba puis vers Haïti. Lors de son deuxième voyage, il explore les Petites Antilles et la Jamaïque. Ce n’est qu’à partir des troisième et quatrième voyages qu’il aborde la « terre ferme », en explorant les bouches de l’Orénoque et l’isthme de Panamá – en fait, la partie la plus maritime du nouveau continent. Colomb a-t-il vraiment découvert l’Amérique ? On peut en douter. Il a découvert un archipel, conformément à son calcul : son but, c’était d’atteindre les îles qui festonnent l’Asie du Sud-Est et de passer au travers. Mais il va se heurter à une muraille qui est le continent américain. Ce rêve de pénétration va hanter bien des navigateurs, de Magellan à Jacques Cartier, et de Verrazano à Martin Frobisher. En définitive, l’archipel, c’est non seulement la vision du monde qui ressort des grandes navigations, mais c’est aussi le rêve de ces explorateurs qui recherchent obstinément un passage pour rejoindre le continent asiatique. Avant de fasciner pour elle-même, l’Amérique constitue un obstacle qui s’oppose à la voie la plus courte pour aller chercher les épices.
C’est pourquoi j’ai pu dire que le temps des îles précédait le temps des continents. Dans l’histoire de la colonisation, c’est très frappant. Les Espagnols occupent des îles avant de s’attaquer aux continents, avec Cortès au Mexique et Pizarre au Pérou. Il en va de même pour les Portugais, qui construisirent un empire maritime considérable, au Brésil, en Afrique, en Inde et jusqu’en Indonésie : ce qui comptait, pour eux, c’était d’établir un archipel de positions clefs, dans des îles côtières ou des presqu’îles. Même le Brésil découvert par Cabral est une escale sur la route des Indes. Longtemps le Brésil est représenté comme une île, isolée du reste de l’Amérique par le Río de la Plata au sud et au nord par l’Amazone ou l’Orénoque.

Vous accordez une importance particulière à la notion d’archipel. Quelles sont les spécificités de l’archipel par rapport à l’île ?


L’archipel n’est pas une simple addition d’îles. Je dirai même que c’est le contraire de l’île. Au sens premier, l’archipel est une mer. Archipelagos, en grec, est un nom propre qui désigne la mer Égée : c’est la « mer première » ou « principale ». Par évolution sémantique, il s’est produit un phénomène d’inversion, comme pour une épreuve photographique, lorsqu’à partir du négatif on obtient un tirage positif. On observe à cet égard une sorte de réversibilité de l’archipel : le terme a d’abord désigné une mer qui porte des îles, avant de définir un groupe d’îles au milieu de la mer. Rien de plus facile à cartographier qu’une île, singularité qui se détache isolément selon des contours nets sur un fond uniforme. L’île est l’objet cartographique par excellence. En revanche, l’archipel est plus difficile à cerner. D’une part, parce qu’il n’est pas évident de représenter la position des îles les unes par rapport aux autres ; et surtout parce que l’archipel n’a pas de contour fixe. Alors que l’île a un logement ou un lieu bien défini (mer, océan ou lac), l’archipel est à lui-même son propre lieu. C’est un espace paradoxal, où l’objet occupe le lieu qu’il est aussi. L’archipel, c’est à la fois le contenant et le contenu, le fond et le relief qui s’en détache. L’archipel, et non l’île, tel est bien l’objet que construit l’insulaire. Et c’est aussi l’objet de mon livre : à mon tour, j’ai composé un insulaire – un insulaire sur les insulaires.
Le monde en archipel est donc le résultat pratique des grandes navigations. Petit à petit, ces éléments éclatés vont se ressouder partiellement : l’image du monde que donnent à la fin du XVIe siècle Ortelius ou Mercator est déjà plus homogène. L’Amérique a trouvé cohérence et continuité, même si des « morceaux » en dérivent encore en plein océan, comme la Californie, restée longtemps insulaire dans les atlas. Il y a donc bien un temps des îles suivi d’un temps des continents ; un temps de l’insulaire suivi d’un temps des atlas.
Cette apparence d’archipel que présente le monde nouveau doit être mise en rapport avec l’évolution de la culture occidentale. L’un de mes amis, Michel Jeanneret, a montré dans un livre stimulant que le savoir de la Renaissance est un savoir éclaté. Le monde compact du Moyen Âge s’archipélise à la fin du XVe et au début du XVIe siècle. On peut dire la même chose des divers domaines de la connaissance, comme la philosophie, les sciences naturelles, l’histoire ou la littérature : partout l’exposé tend à l’éclatement. Cet éclatement s’explique par différentes raisons, notamment techniques : l’invention de l’imprimerie, avec les caractères mobiles, facilite la manipulation textuelle. L’apparition de l’imprimé a favorisé le découpage du savoir, en généralisant les possibilités de citations, de reproductions et d’insertions. Il est significatif qu’au XVIe siècle les livres les plus volumineux se présentent sous la forme de commentaires fragmentés ou de dictionnaires. Par exemple les Adages d’Érasme présentent ce que Michel Jeanneret appelle une « structure modulaire ». La littérature voit se multiplier les recueils de sonnets amoureux, depuis le Canzoniere de Pétrarque jusqu’aux Amours de Ronsard. Pour ce qui est de la prose, on observe la vogue durable des recueils de nouvelles, du Décaméron de Boccace à l’Heptaméron de Marguerite de Navarre, et la profusion des miscellanées où ce qui compte, c’est moins la structure d’ensemble que les unités isolées que l’on peut déplacer à volonté à l’intérieur d’un ensemble. L’archipélisation est donc un phénomène général à la Renaissance. Je suis frappé en particulier de cette concomitance entre l’éclatement du monde et le morcellement du texte. C’est pourquoi la seconde moitié de mon livre concerne la transposition du modèle de l’insulaire au récit, ce que j’appelle l’insulaire-récit ou le récit en archipel.

Pouvez-vous nous citer quelques « insulaires-récits » ?


Il faut remonter au IIe siècle pour en trouver les sources. Le rhéteur grec Lucien de Samosate compose alors un ouvrage, qui est un pastiche d’Homère et de toutes les navigations mythiques. L’Histoire vraie raconte une navigation imaginaire qui se déroule tantôt dans la mer ou sous la mer, tantôt en plein ciel, jusqu’au cercle du zodiaque et dans la lune. C’est le type même du récit en archipel ou « insulaire-récit » : un voyage poussé jusqu’à l’absurde qui conduit le héros dans des lieux impossibles, un récit ouvert qui n’est animé par aucun tropisme dominant et n’a pas de terme. J’y vois le vrai modèle du Quart Livre de Rabelais, plus encore que l’Odyssée, qui n’est pas un récit en archipel : respectant une structure circulaire, Ulysse revient finalement à Ithaque. Chez Lucien, au contraire, il y a une volonté de juxtaposition, d’éclatement, d’épuisement de toutes les formes possibles de l’imagination viatique, de tous les lieux communs des voyages imaginaires ou réels (les deux étant d’ailleurs mêlés) ; et aussi une démonstration par l’absurde de l’impossibilité de tout dire. Plus tard, on retrouvera cette inspiration dans les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift.

Vous opposez l’itinéraire au récit insulaire. Le premier, orienté vers un but, s’achève dès que ce but est atteint. Le second reste par nature inachevé : au fil des étapes, d’île en île, le but semble se perdre en cours de route. Comment faut-il concevoir ces récits ? Comme une pérégrination, un cheminement, une itinérance ou bien une quête ?


J’observerai deux distinctions. J’opposerai tout d’abord l’itinéraire terrestre à l’itinéraire maritime. L’itinéraire terrestre opère selon un dispositif arborescent : arrivé à un carrefour, il faut choisir, comme Œdipe ou Hercule, entre la droite ou la gauche, le bon ou le mauvais chemin, Fortune ou Vertu, bonheur ou malheur. Tandis que sur la mer l’espace semble beaucoup plus libre ; il y a un éventail d’itinéraires beaucoup plus large que sur la terre. J’oppose d’autre part le récit de quête, orienté vers un but et dominé par un tropisme, au récit en archipel, qui est un récit indéfini sans origine et surtout sans but. Au début du récit de Rabelais, la volonté d’une quête est cependant affichée. Pantagruel dit : « Nous allons chercher le mot de la Bouteille. » Panurge et ses compagnons s’embarquent donc sur l’Océan en direction de l’ouest. Mais peu à peu le voyage oublie son but, « perd le nord » et finit par s’égarer dans un dédale d’îles allégoriques impossibles à situer sur la carte. Le fameux épisode de la Dive Bouteille, qui se trouve dans le Cinquième Livre, est apocryphe. Finalement, selon les interprétations les plus récentes, ce voyage n’aurait de but qu’en lui-même : le but poursuivi par Pantagruel et sa troupe, c’est la communauté qu’ils forment sur le bateau.

La carte de l’île est un objet privilégié pour l’imaginaire. Stevenson lui-même dira que l’inspiration de L’Île au trésor est née d’une carte qu’il avait dessinée. Comment définiriez-vous ce « cabotage imaginaire » ?


Posées sur l’océan, les îles sont comme des pierres d’attente pour le voyageur, des jalons dans l’immensité des mers, à l’instar des étoiles du firmament. Cette comparaison est courante au XVIe siècle, mais on la retrouve de nos jours. Dans la science-fiction contemporaine, en effet, le cosmos a remplacé l’archipel ancien avec ses peuples maritimes fabuleux : les étoiles et les galaxies dessinent un archipel en trois dimensions. Désormais, l’archipel est dans l’espace… Un des épisodes de la bande dessinée de Guy l’Éclair (Flash Gordon), que je lisais lorsque j’étais enfant, se passait sur une planète d’Amazones. Le mythe insulaire des Amazones se transportait dans une île sidérale, avec des hommes esclaves et une reine triomphante, c’est-à-dire tous les clichés du mythe amazonien projeté à des milliers d’années-lumière de la Terre. L’espace s’est agrandi, mais l’imaginaire est étonnamment stable. Il se colore d’innovations technologiques et de progrès scientifiques. Ainsi, cette similitude entre les îles peintes sur l’océan et les étoiles du firmament n’est pas seulement une métaphore poétique ; elle conserve une résonance profonde dans nos rêves.

Ces considérations nous invitent à remonter vers l’origine. Peut-on dire que les îles résultent de l’éclatement d’un monde primordial uni et harmonieux, et sont ainsi l’emblème géographique d’une perte ? Ou faut-il penser a contrario qu’en réconciliant l’eau et la terre elles symbolisent l’harmonie retrouvée ?


Il y a deux façons de concevoir l’origine des îles. Au XVIIe siècle, l’atlas de Jacques d’Auzoles-Lapeyre, La Sainte Géographie, prétend montrer, jour après jour, la création du monde d’après le récit de la Genèse. Il s’agit d’accorder la géographie à l’Écriture sainte, plutôt que l’inverse. Au début, la Terre est un cercle noir. Progressivement, ce chaos s’ordonne : Dieu crée la lumière, et la moitié du monde s’éclaire. Puis les éléments se divisent et se répartissent en surface : l’eau se sépare de la terre. Pour Jacques d’Auzoles-Lapeyre, il ne fait pas de doute qu’à l’origine le monde formait un seul continent. L’image du monde que nous connaissons avec ses mers et ses îles serait la conséquence du péché originel. D’abord parce que la nature entière s’est trouvée dégradée par la faute du premier homme. Ensuite parce que les péchés des générations successives ont aggravé cette faute première, notamment les crimes des Géants qui sont à l’origine du Déluge. Jacques d’Auzoles-Lapeyre n’hésite pas à faire la carte de ce dernier : la Terre entière est couverte de petites vagues régulières, avec, flottant au milieu, l’arche de Noé. En se retirant après quarante jours, l’eau révèle une image du monde inattendue : les terres émergées ont rétréci et se sont morcelées. D’Auzoles-Lapeyre fait ainsi remonter l’origine des îles au Déluge. Les îles seraient la marque de la dégradation du monde par le péché de l’homme. Cette thèse est discutée, notamment par Coronelli, l’auteur de l’Isolario del Atlante veneto, pour qui les îles font partie de la sainte bigarrure du monde et témoignent de la perfection de la Création.
Ces deux tendances contradictoires se retrouvent dans l’imagination mythique : les îles paradisiaques s’opposent aux îles Fortunées qu’on identifie aux Canaries dès le XVe siècle. Vers 1555, Pierre de Ronsard consacre un poème à ces îles bienheureuses, où il rêve d’aller avec ses amis de la Pléiade pour mener une vie sans souci. En face, il y a les îles infernales, parmi lesquelles les îles volcaniques, que l’on trouve déjà dans l’Odyssée, comme les Éoliennes au nord de la Sicile. En 1539, sur une carte d’Olaus Magnus, apparaît l’Islande, parfois assimilée à la Thulé des Anciens : même si elle est encore entourée de légendes (monstres marins cornus et crachant de grands jets d’eau, entourés de navires en perdition, d’icebergs, etc.), c’est la première carte moderne de cette île. Cette carte va être une source d’inspiration considérable pour les géographes et pour des écrivains comme Rabelais.
L’ambivalence des îles, tantôt paradisiaques et tantôt démoniaques, est sensible dans les insulaires de la Renaissance, comme elle l’était dans les mappemondes médiévales. Bien sûr, la tendance est à la rationalisation. Mais on trouve encore, par exemple, chez Gastaldi ou Ortelius, une île des Démons dans l’estuaire du Saint-Laurent, survolée par des diables aux ailes de chauve-souris… Petit à petit, ce légendaire va être évacué de la cartographie, mais pas avant la seconde moitié du XVIe siècle.

Ne retrouve-t-on pas cette même ambivalence dans la représentation de la Floride, qui fut pour les huguenots persécutés ce que la Terre promise était pour les Hébreux : un nouvel Éden, toutefois menacé ?


Ma réflexion sur ce point a été aiguillonnée par Michel de Certeau, à la mémoire duquel je tiens à rendre hommage. Dès l’origine, la Floride est une terre mythique : elle doit son nom au fait qu’elle a été découverte le jour des Rameaux ou Pâques fleuries (Pascua florida). Mais ce nom magique a engendré d’autres étymologies concurrentes : on a fait de cette « terre fleurie » une sorte de paradis terrestre empli de toutes sortes de fleurs… La Floride avait été explorée par les Espagnols qui ne s’y étaient pas fixés, car elle était peuplée d’Indiens hostiles, les vaillants Timucua, exterminés depuis. En 1562-1565, les Français tentent de s’y installer ; ce sera un échec sanglant. Cependant, cette expérience malheureuse est à l’origine d’un chef-d’œuvre iconographique dû à Jacques Le Moyne de Morgues, le peintre et cartographe de l’expédition. La série de planches qui est publiée en 1591 dans la collection des Grands Voyages de Théodore de Bry donne de la Floride une image paradisiaque. Sur cette presqu’île qui se prête au morcellement de l’archipel, l’artiste a isolé une suite de scènes édéniques : des cerfs et des dindons errent au milieu d’Indiens nus sur une terre qui semble vierge. La Floride apparaissait à l’époque comme un archipel fabuleux, où les rivières roulaient des grains d’or et d’argent : c’est du reste une des raisons qui attirèrent en nombre les colons français.
Ces gravures sont tramées de souvenirs bibliques. Les Espagnols avaient donné le nom de Jourdain à l’un des fleuves côtiers, et c’est vers ce dernier que se dirigea le capitaine Jean Ribaut ; il s’imaginait qu’en remontant le Jourdain il parviendrait à la cité fabuleuse de Chicola, tenue par un roi qui avait cinquante filles… Cette quête, bien sûr, n’aboutit pas et déboucha sur un massacre. Au lieu de créatures merveilleuses, les Français rencontrèrent des sauriens, plus grands encore que les crocodiles du Nil ; sur la voie de la Terre promise, ils retombèrent dans la servitude égyptienne. Les Espagnols massacrèrent la colonie et reprirent définitivement possession de cette région du monde en 1565.

L’insulaire des Lumières a dérivé, selon votre expression, vers l’insulaire des ténèbres. Ce glissement de l’imaginaire à l’expérimentation marque-t-il la fin des insulaires ?


Durant la première phase de l’expansion européenne, je l’ai dit, le temps des îles précède le temps des continents. De manière plus générale, on observe que l’histoire de l’Occident fait alterner les époques à îles et les époques à continents. Indiscutablement le XVIe siècle est un siècle « en archipel », alors que le XVIIe siècle est plutôt continental. On assiste à une nouvelle floraison insulaire au XVIIIe siècle avec la découverte des îles du Pacifique par Bougainville, Cook et Lapérouse. L’imaginaire insulaire revient en force dans des textes comme le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot ou Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, dont l’action se situe dans l’île de France, l’actuelle île Maurice. Sans parler de Robinson Crusoé et des Voyages de Gulliver qui ouvrent par une gerbe d’îles un XVIIIe siècle tenté par les vents du large et la remise en cause des certitudes de terre ferme, telles que les chérissait le siècle précédent.
La grande nouveauté du siècle des Lumières, c’est que l’archipel devient un espace d’expérimentation. L’île permet d’isoler un fait et d’observer à la loupe des phénomènes plus diffus sur le continent, notamment des phénomènes ethniques tels que le métissage. Jean-Luc Bonniol, qui a consacré un essai aux populations des Antilles françaises, parle en ce sens de « laboratoire insulaire ». Ce terme peut aussi s’appliquer à la botanique ou à la zoologie, certaines îles développant des types de plantes ou des espèces que l’on ne trouve nulle part ailleurs. On en a bien conscience au XVIIIe siècle, où la botanique fait de grands progrès ; Joseph Pitton de Tournefort se sert de l’archipel grec comme d’un dispositif muséographique où il place les différentes herbes et plantes qu’il a recueillies durant son voyage au Levant. C’est ce que j’ai appelé « l’herbier des îles » : l’archipel forme comme les feuilles d’un herbier ; chaque île reçoit sa plante et chaque chapitre présente la description d’une plante particulière. De plus, la relation de voyage de Tournefort est écrite sous forme de lettres. Deux « dispositifs modulaires » se superposent ici, l’archipel géographique et la liasse de lettres qui le décrit.
Dans son usage encyclopédique traditionnel, l’archipel ressemble à un cabinet de curiosités, chaque île renfermant un objet particulier. De cet insulaire figé on passe à un insulaire expérimental où le seul fait d’isoler un phénomène permet d’observer son évolution. Ce sera bientôt Darwin séjournant aux Galápagos, laboratoire à ciel ouvert permettant d’étudier l’évolution des espèces. Plus près de nous encore, les sombres fictions que le cinéma du XXe siècle a popularisées, comme Les Chasses du comte Zarov, L’Île du docteur Moreau ou King Kong. À chaque fois, l’île enferme un monstre, témoin d’une origine enfouie, vestige de la part d’animalité refoulée en l’homme et que la clôture insulaire permet de préserver artificiellement, d’entretenir et d’orienter vers les voies d’un avenir ténébreux.

Le temps des îles est-il révolu ?


On assiste aujourd’hui au grand retour de l’archipel. Certains sociologues parlent de la « société en archipel ». Nous vivons dans un monde global, holistique, où « tout communique avec tout » ; mais cette société fermée, « unidimensionnelle », comme disait Marcuse, engendre en son cœur des îles. De nouvelles insularités se créent, qui ne sont plus géographiques mais sociologiques. Le monde clos où il nous faut vivre ensemble n’offre plus la cohérence ni la stabilité de l’ancien : multi-ethnique et multiculturel, il est fondamentalement hétérogène. Comme le dit Jean Viard, il se présente comme « un immense entrelacs d’archipels individuels et sociaux ». Un nouvel insulaire est en train de naître, qu’il reste à cartographier. Je me suis borné, quant à moi, à en écrire la préhistoire.

Propos recueillis par : Gaële de La Brosse
En savoir davantage sur : Frank Lestringant & Gaële de La Brosse
© Transboréal : tous droits réservés, 2006-2024. Mentions légales.
Ce site, constamment enrichi par Émeric Fisset, développé par Pierre-Marie Aubertel,
a bénéficié du concours du Centre national du livre et du ministère de la Culture et de la Communication.