À travers la France rurale



Emmanuel Hussenet a voyagé avec un petit cheval dans la France rurale.


4. En guise d’épilogue


« Je vais dans les Cévennes », répondais-je jusque-là à qui me demandait ma destination. Et après ? Il n’y a rien de plus déconcertant que d’atteindre son objectif. J’ai choisi de remonter en Bourgogne en longeant les contreforts des Alpes, ce qui me permettait de changer radicalement d’atmosphère car la solitude, moins que la marche, avait fini par me peser, et je pensais avoir de meilleures chances de faire des rencontres en traversant la vallée du Rhône qu’en arpentant les plateaux cévenols. Mauvais calcul ?
Un conseil : évitez la Provence, évitez la période touristique. Pourtant, je ne fus pas accueilli là plus mal qu’ailleurs, et le climat m’a plutôt réussi. Permettez-moi de vous donner mon véritable conseil : évitez carrément de partir. Faites comme tout le monde, restez chez vous, ou ne vous déplacez que derrière un volant. Et confiez vos petites escapades aux professionnels agréés du tourisme. Je crains qu’il n’y ait définitivement plus de place pour les baladins, les chevaliers errants et les montreurs d’ours. Le romantisme ne sert plus que de fond de commerce à la presse et aux séries télévisées rosâtres. N’allez pas chercher autour de vous ce qui n’existe que dans vos rêves sous prétexte que, statistiquement, vos rêves sont certainement partagés par d’autres. Ils ne le sont pas. Chacun rêve pour soi. « Tout le monde est occupé », comme dirait Christian Bobin.
D’Augères à Grane, dans la Drôme, où ma course s’est achevée, Haïschka et moi avons parcouru pas moins de mille kilomètres. À deux occasions, le gîte nous fut spontanément offert. J’ai été invité à partager une soirée entre amis à deux reprises. Par trois fois, la table à laquelle je dînai fut entourée d’enfants. Sans doute ai-je eu de la chance, car rien de tout cela n’aurait pu arriver. Mais ce décompte me laisse une émotion amère, un goût de trop peu que mes efforts n’ont pu combler. Au moment de partir, je ne savais pas que ce voyage exigerait de moi une telle force morale. Je ne pensais pas traverser autant de villages immobiles, passer devant tant de propriétés d’où aucun rire d’enfant ne semble jamais s’être échappé, arpenter des heures durant des dizaines de sentiers sans croiser le moindre promeneur. J’ignorais que la campagne française avait à ce point besoin d’être réinvestie par les hommes, je la croyais au moins animée de quelques personnages contemplatifs, vieil homme titillant le sol du bout de sa canne ou cueilleuse de jonquilles ; je sous-estimais son état d’amante délaissée.
Je ne pensais pas que le monde moderne avait, de son désenchantement, si bien pénétré la ruralité. J’ai été jusqu’à regretter la ville, Paris même, où les gens circulent dans la rue par milliers. À la campagne, les gens ne marchent pas, ils prennent la voiture pour se rendre au supermarché le plus proche. Leurs réflexes individualistes sont même accusés par l’exigence d’autonomie : on ne veut surtout pas dépendre de son voisin. Cette interdépendance qui jadis soudait la population est aujourd’hui reportée au niveau administratif. Chacun n’ayant d’autre objectif que de se pourvoir de tout, pourquoi solliciter les autres ? Il en résulte, évidemment, l’estompement des liens, et une solitude exacerbée à laquelle beaucoup se résignent sans même s’apercevoir qu’ils ont laissé échapper la lumière de leur cœur.
Ce qui m’a frappé, trop souvent, c’est l’absence des hommes ou pire, leur détachement. Mes rencontres, si elles m’ont permis de côtoyer des personnages hors du commun, ne m’ont pas moins confirmé, à leur témoignage, l’état de solitude général. Le cercle des amis est restreint et intègre peu le voisinage. Les fêtes sont rares et guère conviviales. Beaucoup, dans cette sorte de désert que les recensements prétendent habités, cultivent des projets pour animer les villages, réunir les gens, les réveiller au monde. Des initiatives se dégagent pour conjurer le défaitisme et reconstruire une véritable vie autour de hameaux socialement sinistrés. Mais celui qui ne fait que passer voit rarement les effets de ces renaissances. Le mouvement de reconquête de la campagne est encore trop jeune pour lui avoir fait changer de visage, et redonner aux baladins, aux chevaliers errants et aux montreurs d’ours une vraie raison de prendre la route.


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