À travers la France rurale



Emmanuel Hussenet a voyagé avec un petit cheval dans la France rurale.


3. Chercheurs d’or


Les Estables, véritable petite commune de montagne, offrent à la Haute-Loire sa principale station de sports d’hiver. Une fois de plus, la journée suffit pour que le paysage change du tout au tout. Je suis passé d’une zone rurale à une zone touristique et, sur les sentiers pentus, les tracteurs ont cédé la place aux VTT. Tandis que j’attache Haïschka devant l’office de tourisme du bourg, deux hommes tenant chacun un âne s’arrêtent à côté de moi et commencent à s’adresser aux passants pour leur proposer des balades. Le plus âgé s’éloigne tandis que le plus jeune profite de l’absence de clients pour me lancer, avec un doux accent néerlandais : « Toi aussi tu marches avec un poney ? C’est marrant, mon équipement ressemble exactement au tien ! »
Rudy a quitté les Pays-Bas il y a plus d’un an, avec un poney Fjord de Norvège, sans un sou en poche. Il s’est arrêté plusieurs mois en cours de route chez des agriculteurs pour gagner de quoi manger, payer les ferrures et poursuivre son chemin jusqu’au Portugal. Une sorte de fraternité nous lie instantanément, de compassion presque. Ému par la sobriété de ses moyens, je me précipite sur mes sacoches pour en extraire une pizza fraîchement achetée, que je partage avec lui. C’est la première fois depuis mon départ que c’est moi qui offre quelque chose. Ce geste me fait du bien.
Puis, curieux de connaître ses impressions générales, je demande à Rudy ce qu’il pense des Français. Ses yeux se détournent tandis que ses traits miment la gêne. Ai-je touché un point sensible ? Je réitère ma question. Il se décide alors à parler : « Les Français ? Ils sont comme tout le monde. Ils sont bêtes. Ils sont bêtes parce que la vie est bête. Moi, j’ai compris très tôt que la vie était bête, mais j’ai choisi la vie quand même. La plupart des gens ne font pas ce choix, ils reculent devant la vie comme ils reculent devant la mort, et restent entre les deux. »
Je quitte Les Estables avec ses paroles troublantes en tête. Entreprendre un tel voyage quand on a 20 ans et un regard si désabusé sur les hommes nécessite une énergie morale hors du commun. L’énergie du désespoir, peut-être.
Plus tard, dans les Cévennes ardéchoises, alors que je traverse un plateau livré aux landes et aux plantations de douglas, j’aperçois une bergère qui me fait signe. Je lui réponds et entraîne Haïschka à travers les bruyères à sa rencontre : « Ça, c’est un Welsh ! » avance-t-elle sans hésiter. La bergère ne connaît pas que les moutons Elle reprend : « J’ai fait comme toi il y a 20 ans, je suis partie à cheval jusqu’en Savoie en demandant l’hospitalité tous les soirs. C’était dur ! » Le vent glacial rend l’immobilité inconfortable, tandis que les quelque trois mille moutons commencent à s’égailler. Nous nous séparons.
C’est autour d’une table d’hôte en Lozère que je vais indirectement faire connaissance avec un second frère de voyage. Les propriétaires du gîte ont accueilli, il y a trois semaines, un curieux citoyen britannique. Jugez plutôt : ayant fait acheminer son cheval jusqu’au Puy – un Frison, s’il vous plaît ! –, il sillonne le territoire en costume du siècle dernier, et rédige ses notes au moyen d’une plume et d’un encrier. Signe particulier : ne supporte pas d’être comparé à son compatriote Stevenson, qui traversa les Cévennes avec un âne cent ans plus tôt. Stevenson écrivait trop mal.
Je n’apprendrai pas davantage de ce personnage, les gens qui m’en parlent n’ayant manifestement pas cherché à comprendre le sens de sa démarche. Ont-ils au moins été sensibles à sa poésie et à son courage ?
Et moi, qui ne rencontrerai pas ce gentleman au cheval noir, héros d’une histoire connue de lui seul, je songe encore à ces rêves ardents qui conduisent ici et là, l’un ou l’autre, à se lancer sur les routes. Ces chemins de campagne si souvent désertés, et qu’ils s’obstinent à réenchanter de leur passage.


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