
La Clameur du monde, Petites confessions sur le reportage et l’art de recueillir la parole
Marion Touboul
Reporter de guerre, correspondant à l’étranger, envoyé spécial? ces métiers fascinent. Parce qu’ils offrent un accès unique aux milieux les plus fermés, aux sphères les plus intimes, aux blessures les plus profondes. Parce qu’ils propulsent leurs protagonistes au cœur du danger et de l’actualité. Parce qu’ils leur permettent de témoigner des circonstances exceptionnelles qui feront l’Histoire. Et l’affaire est ancienne. Kipling en Inde, Kessel en Afghanistan, Simenon aux États-Unis, Orwell en Birmanie, Kapu_ci_ski en Afrique? En amont de leur vie d’écrivain, tous ces grands auteurs sont partis en reportage et ont publié dans les journaux de leur époque.
À une jeune fille qui souhaitait devenir journaliste, Colette conseillait : « Ne peins que ce que tu as vu. Regarde longuement ce qui te fais plaisir, plus longuement ce qui te fait de la peine. Tâche d’être fidèle à ton impression première. Ne te fatigue pas à mentir. Le mensonge développe l’imagination, et l’imagination, c’est la perte du reporter. » Si l’écrivain reste libre de sa création, le reporter plonge en effet sa plume dans les plaies de l’humanité. Il se doit de respecter une éthique. Mais face à une révolution, à des conflits territoriaux ou à une catastrophe écologique, comment rester un témoin objectif des événements ? Et comment résister à la tentation du militantisme – on se souvient certes du regard sans concession d’Albert Londres sur la colonisation, mais aussi des hésitations d’Istrati et, surtout, de Gide à leur retour d’URSS ? Jusqu’où prendre des risques pour rapporter des faits ? À l’heure des réseaux sociaux, de l’actualité en continu, de la multiplication des supports d’information, le reporter est tenté d’accélérer la cadence et de céder au sensationnel.
Depuis les années 2000, un mouvement contraire est à l’œuvre. Venue des États-Unis, la non-fiction est l’art de raconter le réel avec une écriture romanesque. Dans ce nouveau genre littéraire, le journaliste prend son temps pour décrypter ce dont il est témoin en s’émancipant parfois des notions d’objectivité. Florence Aubenas, Emmanuel Carrère, Patrick Deville? À la fois journalistes et romanciers, ces écrivains consacrent des mois voire des années à la rédaction d’un récit ou d’une enquête qui prendra la forme d’un « roman vrai ». Le lecteur est ainsi plongé dans la durée dans des faits divers ou des biographies dignes de polars.
Et si, face au flux d’informations permanent, le défi du reporter était, au-delà de la quête d’objectivité, d’imposer sa lenteur afin d’aller sous la surface des choses, dans la fascinante profondeur des réalités sociales et politiques ?