François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.
9. Andalousie
Les habitants de Puebla de Don Fabrique – notre premier village andalou – ne connaissent pas le GR 7. Rien de surprenant : les signes blancs et rouges ne sont visibles nulle part et la seule information existante sur le GR est une liste de villages sur Internet. La chaleur du bitume est écrasante. Nous rendons visite à l’épicière pour nous approvisionner en fruits juteux. Elle nous vend deux kilos d’oranges, nous offre des nougats et nous met sur la piste : il existe un chemin de pèlerinage vers un ermitage perdu dans la montagne. Un beau panneau et de belles marques mais pourtant personne n’y fait attention. Nous nous laissons guider par le sentier, croisons des bergers et leurs moutons, admirons la montagne crêtée de neige et profitons du calme et de l’ombre des forêts de chênes verts pour déguster à chaque pause horaire une orange sucrée. Et, à l’étape du soir à Huescar, le policier local préfère démarcher les hôtels pour nous. À notre grande surprise, il décroche une chambre gratuite au troisième et dernier hôtel de la ville. Dure la vie d’aventurier…
Des touffes d’herbes rabougries sur une terre blanche souvent érodée. Des cuevas, ces maisons troglodytiques jadis taillées dans la roche calcaire pour les pauvres sont aujourd’hui rénovées et recherchées par les plus riches pour leur climatisation naturelle lorsqu’il fait – 10 °C ou 40 °C dehors. Antonio, le maire d’un village étape, nous amène dans une cueva pour y passer la soirée avec ses amis. Festin de viandes et de poissons, fond sonore permanent et assourdissant – les Andalous parlent vite et fort… Une fille de 8 ans au chant déjà puissant, sa mère à la guitare, Antonio qui marque le rythme avec les mains : la soirée se prolonge très tard au son de la musique traditionnelle.
Le GR passe par la Sierra de Baza, un des très nombreux parcs naturels espagnols. Nous traversons ce parc en compagnie d’une chienne de chasse abandonnée qui s’est amourachée de nous après quelques caresses. Stressée, collante, « Baza » finit la journée en geignant, après 35 kilomètres et le passage d’un col à 1 900 mètres dans un univers glacial d’arbres givrés. Un être de plus pour chauffer la tente au soir n’est pas négligeable. À Charches, village blanc – influences arabes – aux rues pavées et pentues, réside une amoureuse des chiens. Ce sera l’ultime étape pour « Baza ». Trop de stress pour elle, trop de contraintes pour nous car elle n’a pas la carrure pour porter sa nourriture, et sa dépendance affective est maladive. Ici, les premiers amandiers en fleur. Au loin, une plaine, mosaïque de champs verts, rougeâtres et blanchâtres, irriguée par les eaux de la Sierra Nevada encore saupoudrée de neige.
Nous passons sur la face sud de la plus haute chaîne ibérique. Le passage du col correspond à notre quatre millième kilomètres. Pendant la descente, sauvage et physique, sur un vieux sentier qui longe puis surplombe le ruisseau encaissé, nous revivons les joies des chemins alpins. Vers le soleil couchant, par une succession de sentiers et de routes autour de 1 500 mètres d’altitude, nous traversons l’Alpujarras et ses petits « villages blancs ». Trelevez est le plus connu d’entre eux pour son statut de plus haut village d’Espagne et surtout pour son jambon séché. Il est niché au pied du Mulhacen, qui culmine à 3 482 mètres. François part seul à sa conquête. Moins aventurier, je reste écrire mon journal dans la chambre d’hôtel offerte par la mairie : le retard se prend vite et se rattrape difficilement. La nuit tombe, les bruits de sabots cessent dans la ruelle pavée. François ouvre la porte, épuisé, mais heureux. J’écoute le récit de ses 4 000 mètres de dénivelé à la fois fous et merveilleux. J’ai bien fait de rester, je n’aurais pas suivi. Je n’ai pas autant de force physique dans les jambes et, surtout, je n’ai pas l’audace d’affronter la neige glacée ou de tracer moi-même un sentier sans carte.
La semaine est éreintante. Certains jours, nous allons jusqu’à l’épuisement lorsqu’il nous faut trouver le maire qui habite tout en haut du village. S’enfoncer le long des canaux d’irrigation dans les fonds de vallée humides et frais, retrouver les cactus, les buissons agressifs et les chênes verts, contempler, la peau inondée de soleil, les terrasses remplies d’amandiers en fleur, croiser les troupeaux de moutons et les mules courbées sous le poids de leur maître ou un empilement de sacs : l’effort nous offre tout cela et la fatigue s’oublie. Des disques pavés d’environ dix mètres de diamètre attirent notre attention. Autrefois lieux de battage et de vannage du grain, les eras sont aujourd’hui abandonnés. Ici, plus personne ne cultive de céréales.
Grenade, « incontournable », « magnifique », Nous quittons le GR pour la rejoindre avec dans la tête les superlatifs qu’on nous a répétés. Montsé, professeur de sport rencontrée deux semaines plus tôt dans un lycée, nous accueille chez elle. Grenade est son univers. La Sierra Nevada est visible de son appartement comme du centre-ville. Elle aime pratiquer le vélo, la course à pied, l’escalade, l’alpinisme avec ses amis sportifs dans la splendide nature toute proche. Elle nous le fait partager… Quiere hacer bici conmigo ? Comment refuser ? Une vie consacrée au sport, une énergie débordante. Malgré des journées surchargées (quatre heures de voiture pour six de cours, pratique personnelle du sport et, tard le soir, enseignement de l’aérobic), Montsé ne supporte pas la sieste traditionnelle du milieu d’après-midi. Pendant les vacances scolaires, elle part s’entraîner en Thaïlande ou en Amérique du Sud. Jusque tard dans la nuit, elle nous emmène dans les quartiers du Sacromonte et de l’Albaicin nous imprégner de l’ambiance des bars surchargés aux odeurs épicées des tapas qui accompagnent chaque boisson. Les 80 000 étudiants de la cité sont dans la rue ! Au gré de notre marche nocturne, nous humons les odeurs de cannelle qui émanent des tererias – bars à thé – de la Calle Caldereria Nueva éclairée par des lampions multicolores. Nous découvrons les peintures murales immenses, tout en couleurs et en finesse, d’un artiste de rue surnommé « el Niño de las pinturas ». Nous admirons l’Alhambra après avoir déambulé dans une suite de rues pavées artistiquement. Un autre soir, dans un bar, nous assistons à un concert de flamenco. Un chanteur, un guitariste, des danseuses qui, en quelques secondes, entrent en transe : un instant magique.
Nous reprenons les sentiers parmi les citronniers et les mandariniers. Des cueilleurs d’olives s’agitent autour de nous. À mesure que nous faisons route vers l’est, le vert s’impose. Des céréales et des légumes de plein champ témoignent d’une terre plus riche et d’une pluviométrie plus abondante. Dans certaines zones, des oliviers ou des amandiers occupent des versants entiers de petite montagne. Nos yeux sont inondés des couleurs saturées d’une terre rouge, du vert des feuillages et du bleu d’un ciel pur. À Periana, un Français nous accueille. Il a rejoint ses parents dans ce village agricole. La récolte des amandes fut son premier emploi, mais aujourd’hui il travaille dans le bâtiment, activité bien plus rémunératrice en raison du nombre sans cesse croissant d’Européens du Nord qui acquièrent une résidence ici. Alors, la main-d’œuvre manque. Africains avec ou sans papiers, venez ! Les Andalous se sentent envahis par deux populations distinctes, toutes deux bien nécessaires à leur économie.
En plein soleil, nous peinons à monter au village de Villanueva de la Conception. Une voiture s’arrête, son conducteur – sosie parfait de Philipe Seguin –, nous invite à monter. Nous le remercions et refusons, fidèles à nos principes. Mais au lieu de repartir, comme tous les autres, il nous invite au restaurant du village. « Je suis le maire », dit-il… Après un copieux repas de poisson, il nous emmène visiter le Torcal de Antequera, un site karstique d’une étendue unique au monde, d’une beauté extraterrestre entièrement minérale. Des empilements de blocs taillés par les dieux ? Non, sur 30 hectares, une multitude de sculptures façonnées par les eaux dans la roche calcaire. Notre homme politique cultive sa popularité par des coups de klaxon répétés, des « Hola » et des « Hasta luego » à chaque traversée du village volontairement prolongée. « Le dimanche, je bois une bière avec les jeunes, et j’aime ça. » Il nous montre les travaux qu’il a engagés dans cette jeune ville, à grand renfort de subventions européennes et régionales. Il fait jouer pour nous la chorale puis la fanfare du village qui répètent en vue du jour de l’Andalousie. Le 28 février, date anniversaire d’un premier pas vers l’autonomie, est l’occasion de mobiliser les troupes. Chaque Andalou a reçu dans sa boîte aux lettres une plaquette vantant les mérites de l’Andalousie : « Indispensable pour sa contribution à l’Espagne et à l’Union européenne », « Incomparable pour sa diversité culturelle », etc.
Nous continuons notre route jalonnée de marques blanches et rouges. Des odeurs de crème solaire émanent des champs de févrolle. Des chèvres pâturent des zones désertiques, alors que les oliveraies, toutes désherbées mécaniquement, pourraient offrir une nourriture abondante. Les chevriers laissent leurs troupeaux grignoter quelque peu les rares champs de céréales non clôturés. Après deux mois de soleil journalier, le vent du sud amène des nuages chargés. La pluie s’abat continuellement pendant deux jours. Une eau attendue, « les dernières véritables précipitations avant l’automne », nous dit un paysan.
Nous avons un mois de retard. Et mon père qui souhaite nous rejoindre à Séville dans une semaine ! Nous ne descendrons pas à Tarifa à pied. Nous quittons le GR aux environs de Ronda pour les routes rectilignes vers Séville. Mais Tarifa nous fait rêver, nous en sommes si proches… Nous consacrons deux jours à réaliser l’aller-retour en auto-stop. L’Afrique est là , si proche. D’ailleurs des Centrafricains payent cher pour embarquer à bord de chaloupes. Lâchés à quelques centaines de mètres de la plage par les bateliers, certains se noient parce qu’ils ne savent pas nager, ou sont alourdis par des sacs à dos remplis de drogue, pour une réduction sur le billet. Des éoliennes partout. Plusieurs centaines. Les pales immenses, qui tournent doucement avec la même vitesse et la même orientation, émerveillent nos yeux. Seul bémol, des oiseaux dont l’aigle royal en sont victimes. Tarifa n’est plus un vieux village isolé de pêcheurs, c’est une ville tendance où les magasins de surf remplissent les rues. De retour, nous empruntons le bitume pour filer à grande vitesse sur la capitale andalouse. De la plaine, des routes rectilignes, avancer pour avancer… Et à la gare de Séville, mon père, après neuf mois de séparation… Il est tard et il nous faut trouver un toit pour cette nuit, dans cette ville anonyme de 700 000 habitants. François attire l’intérêt général d’un groupe de serveurs dans un bar. Nous dormirons tous les trois dans une résidence d’étudiants, après une rapide visite du centre-ville et de la cathédrale. La magie des relations humaines.
Un GR part de Séville pour rejoindre la frontière portugaise à travers la Sierra de Aracena. Anciennement balisé par la CGT et un mouvement écologiste autonomiste, il nous guide sur d’antiques chemins creux recouverts de mousse et de lichen avec, de part et d’autre, des chênes verts. Les arbres nourrissent avec leurs glands des porcs noirs à la viande renommée, ou abritent des averses fréquentes les peureux taureaux de combat. Lucien et Grégoire, deux toréadors français, nous convaincraient presque de l’humanité de la corrida. « Sans les corridas, la race Brava n’existerait plus. — C’est le seul animal à qui on donne la possibilité de défendre sa vie. » Mais les taureaux graciés sont rares. « Et les cigognes ? — Les cigognes sont jolies mais elles ne servent à rien. » La cigogne nichée au sommet du clocher de l’église d’Higera de la Sierra – figuier de la montagne – est certes jolie.
Nous suivons l’imposante route espagnole puis franchissons un petit pont : voici la frontière. Village espagnol conquis par les Portugais, Barrancos est proche. Le premier passant que nous interpellons parle français…