Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied

           


François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


5. Loch Choire (Écosse)


Depuis que nous arpentons le pays des Scots, le soleil ne nous quitte presque plus. Il diffuse une lumière douce mais intense jusque tard dans la nuit ; le matin, il fait son apparition dès 4 heures. Mon sommeil en est troublé : il prend fin comme le soleil se lève, fier de briller si tôt. Somnoler, c’est ce qu’il me reste à faire. Florent, mon camarade de marche au sommeil facile, ne se rend pas compte de ce manège solaire. Pour lui, la nuit est bien assez vertigineuse comme ça. À 8 heures, je quitte la pièce en prenant soin de ne pas provoquer le réveil de mes compagnons. Ils ont l’air de bien dormir, et je ne suis pas rancunier. Au rez-de-chaussée de cette maison abandonnée, je trouve de quoi me confectionner une table ; une planche de bois, un baril comme unique pied, et un des rares cartons épargné par l’humidité en guise de siège. Je me mets à écrire mon journal de bord. Plus tard, une odeur parvient à mes narines, c’est celle du riz au lait à la cannelle que Florent nous a préparé. La combinaison de mon sens olfactif et de mon système nerveux fait hurler mon estomac ; je capitule devant cette habitude biologique toujours plus forte que la raison, et rejoins Florent et Maël. Avant 10 heures, nous avons revêtu nos vêtements, tous imperméables (même le sac à dos), et partons affronter ce qu’on nous a présenté comme une difficile étape. L’homme de la seule maison habitée de Dalnessie nous explique une nouvelle fois le chemin à prendre. Pour lui, c’est si facile, il connaît ces terres désolées par cœur, il est chasseur professionnel de daims – red deers.
Nous empruntons une piste recouverte de boue puis, presque effacée. Des deux côtés, des champs de tourbière à perte de vue : il ne faut surtout pas perdre la piste. L’étanchéité des chaussures est vite mise à l’épreuve, celles de Maël déclarent forfait après quelques centaines de mètres. La piste n’existe plus, nous suivons ce qui ressemble à de l’herbe aplatie par des roues, et marchons tant bien que mal sur les touffes d’herbe les plus solides. C’est assez pénible car le pied s’enfonce rapidement. Le rythme en est d’ailleurs diminué. Cependant, force est de constater que, depuis un an, nous avons eu un bon entraînement. Nous maintenons un train rapide en comparaison avec notre ami Maël qui peine à garder le rythme. Le chemin est très difficile à suivre. Nous nous servons beaucoup de la boussole et d’une carte au 1/200 000 pas vraiment adaptée à la situation. Nous en voulons à l’homme de ce matin : il nous a laissé partir sans de réelles et bonnes explications. Et hormis le relief, des collines vertes ou de petites montagnes grises, les repères sont inexistants. Un premier obstacle stoppe notre marche : nous devons traverser la rivière Allt Gobhlach pour trouver une autre piste. Le pont n’a pas été réparé et les cailloux sont trop glissants et distants les uns des autres pour tenter un passage en deux ou trois sauts. Pendant que nous cherchons un moyen de passer, deux béliers apeurés courent le long de la rivière, s’arrêtent net, et finalement s’engagent de manière sûre dans celle-ci : ils viennent de nous indiquer la voie. De l’autre côté de la berge, une cabane où nous pourrons prendre une pause à l’abri de la pluie fine qui tombe depuis ce matin. Cette perspective donne des ailes à Maël qui se met à courir sans épargner ce qu’il lui restait de sec au bout des pieds. Ses chaussettes sont détrempées. Alors, une barre caramel vanille-beurre (prétendument une spécialité locale) n’est pas de trop pour lui redonner courage. Mais Maël trouve qu’avec ça, il n’acquiert seulement qu’un peu d’espoir ; pour une vraie dose de courage, il faudrait au moins une casserole entière de pâtes.
Je pars en reconnaissance repérer notre chemin et foule bientôt un sentier en terre qui semble assez facile à suivre. Je reviens en courant (l’effet du sucre est indéniable) et annonce la bonne nouvelle. Le poids de nos sacs, trop lourds sur nos épaules, nous nous remettons en marche sous une bruine écossaise. Mais, après un kilomètre, le sentier se noie à nouveau dans de l’eau cachée par des touffes d’herbe volumineuses. Floc, floc. Nous sommes obligés de toujours regarder le sol si nous ne voulons pas mesurer la profondeur du marécage. Nos chevilles et genoux sont très sollicités ; nous devons souvent sauter d’un bloc de terre instable à une petite touffe d’herbe ou sur une pousse de lichen vert rougeâtre. Sans ça nous prenons l’eau.
Puisque nous nous sommes localisés sur la carte et que le sentier n’existe plus, nous décidons de nous diriger à la boussole. Alors, tant qu’à jouer les équilibristes en herbe, autant le faire au plus court. Direction plein nord, pendant que Florent et Maël contournent la colline par l’est, je l’attaque de face afin de mieux voir ce qui nous attend derrière. J’arrive au sommet avant eux. Là-haut, le paysage donne l’impression qu’il y a eu une énorme bataille où les seules munitions utilisées auraient été des grenades. Mais, ce sont sans doute les quantités astronomiques d’eau qui tombent toute l’année sur ces vastes terres d’Écosse qui ont formé ces grands trous et fossés de plus de 2 m de profondeur. Souvent, je peux sauter par-dessus, mais parfois ils sont si gros qu’il me faut descendre dedans et avancer délicatement au risque de m’enfoncer trop profondément dans cette tourbe fraîche. Seul le lièvre se permet de me narguer en courant dans ce labyrinthe noir. Ici, le chasseur devra avoir de l’imagination pour le capturer. Alternant petits bonds et grands sauts, petits pas et grandes foulées, j’arrive en vue du Loch Choire et à la grande chaîne qui le surplombe, le Ben Klibreck. Je suis tout seul : j’ai perdu Florent et Maël.
Je suis au point le plus haut. Je pose mon sac à dos à terre, m’étends et respire. Sur ma gauche, j’aperçois des dos marron courbés derrière une butte. Je prends l’appareil photo et cours baissé pour surprendre ces chevreuils en plein repas. J’ai fait une trentaine de mètres et, déjà, plus de dix têtes sont dressées dans ma direction : ils m’ont entendu. Je ne bouge plus, eux non plus. Je les regarde, ils me regardent. Attendent-ils que je dégaine mon colt ? Ils me laissent croire que je vais pouvoir prendre la photo du siècle, mais, aussitôt que je bouge le bras, les chevreuils prennent la poudre d’Escampette dans un mouvement synchronisé lancé par quelque signal indécelable. Je saisis l’image d’une fuite.
Je retourne vers mon sac, attrape ma flûte et me dirige un peu au hasard pour retrouver mes deux compères. La brume qui est tombée m’empêche de voir au loin, mais pas d’entendre. Quelqu’un souffle dans une flûte ! Florent a eu la même idée. Je m’empresse de répondre par plusieurs coups afin de les diriger au mieux. Une minute passe et d’autres « do mineur » se font entendre. Ils sont sur ma droite. Je cours sur ce sol spongieux en prenant garde à mes chevilles, m’arrête et souffle encore. Deux silhouettes noires finissent par apparaître. Je prends en photo ces deux fantômes qui ne sont finalement que mes amis. J’avais la boussole, eux la carte du relief : nous nous en sommes bien tirés. Nous sommes tous les trois fatigués et nous voulons faire une pause. Le cadre est magnifique et pourtant, nous ne pouvons pas : le sol gorgé d’eau et la petite pluie nous en empêchent.
Nous entreprenons la descente, exercice encore plus périlleux pour les chevilles qui doivent maintenant encaisser plus de poids et ce toujours sur des appuis instables. Les chutes se font fréquentes et les rires, proportionnels. Florent saute un fossé, et le poids de son sac ajouté à la pente le fait basculer en avant jusqu’à lui enfoncer la tête dans l’herbe humide. Aucun mal sur ce sol matelassé, mais à partir de ce moment démarre une crise de fou rire que nous avons du mal à stopper. À mon tour, lors de la descente d’une petite crevasse pour rejoindre la rivière Allt a’ Chraisg, j’enchaîne chutes et glissades. Je ris tellement que je ne peux me relever. Je ris tellement qu’un aigle majestueux s’envole à quelques mètres en dessous de nous. Je m’arrête net de rire devant ce déploiement grandiose de la beauté à l’état sauvage. Je regrette à ce moment-là de ne pas avoir de caméra dans les yeux.
Il faut traverser la rivière puis grimper l’autre versant pour avoir le court répit de marcher sur un sentier. Avant d’entamer cette parcelle de chemin, nous changeons nos chaussettes. C’est une mauvaise idée de le faire ici, les midges en profitent pour essayer de nous dévorer. Ils sont très nombreux dans les zones humides et la rivière est leur royaume. Il faut vite bouger si on veut éviter d’en avaler ou de se faire piquer. Pas le temps de lacer nos chaussures. Il faut bondir, courir. C’est la seule méthode pour les semer provisoirement.
Le chemin fait un détour avant de rejoindre le lac, nous décidons de couper au plus direct, même si nous devons à nouveau chercher nos appuis à chaque pas. Bien sûr, certains sont moins bien assurés que les autres, alors le pied s’enfonce d’un coup dans l’eau jusqu’à la cheville. Quand cela se produit, on lâche une inspiration instinctive telle celle que l’on échappe quand un glaçon nous est subrepticement introduit dans le dos. La faim se fait, comme la fatigue, de plus en plus sentir. Des nouvelles chutes testent notre moral ; le rire est toujours là, c’est bon signe.
Alors que nous arrivons au niveau du lac, le soleil fait une percée à travers les lourds nuages gris et illumine le cirque montagneux du Meall nan Con qui nous fait face. Le lac brille également, comme recouvert d’innombrables miroirs. Cet instant redonnerait vie à un mort : nous ne sommes plus fatigués, nous n’avons plus faim.
Nous traversons un bras de la rivière Allt a’ Chraisg et le longeons jusqu’au lac où une petite cabane est ouverte. Par réflexe, nous y entrons, mais pourquoi faire ? Il ne pleut plus, le lac est maintenant recouvert d’un bleu pur et le soleil commence sa lourde tâche d’évacuer le surplus d’eau que la terre refuse d’avaler. Nos vêtements étanches étendus au sol, nous voilà allongés dans l’herbe tendre, simplement occupés à capter cette rare énergie solaire. Nous faisons le plein de vitamine D. Nos pieds, qui ont été mis à mal, respirent enfin. Nos chaussettes sont suspendues aux tiges de fleurs robustes dans l’espoir naïf que l’humidité les quitte aussi vite que les nuages gris ont disparu.
Nous avalons goulûment le paquet de gâteaux qui avait miraculeusement survécu jusqu’ici. Nous préférons finir la journée de marche avant de nous préparer un bon repas. Il ne nous reste plus qu’à parcourir 4 kilomètres avant les seules habitations de cette partie sauvage de la région. Nous ne cessons de nous retourner pour admirer le paysage baigné de soleil. Comme si nous avions eu notre quota de difficultés pour la journée, la piste qui longe le lac et que nous choisissons est facile à suivre.
C’est la fin de l’après-midi quand nous atteignons les maisons. Nous espérons au fond de nous y être accueillis comme des héros, des courageux qui ont osé traverser ces zones marécageuses ou personne ne se rend sans un véhicule amphibie. Mais, il n’en est rien. Ici, ce sont des lodges, où l’on reçoit chasseurs et pécheurs fortunés qui payent cher pour leur tranquillité. « It’s very very private here. » Alors trois randonneurs qui demandent l’asile, vous pensez bien ?
Les gourdes remplies, nous continuons la route jusqu’à trouver une petite grange qui sert d’entrepôt pour les sacs de grains destinés aux moutons. Le toit est bon, l’isolation des cloisons en bois est correcte, nous arrangeons un peu l’intérieur à notre manière pour disposer d’une surface où installer nos lits douillets d’un soir.
Pâtes au saumon en boîte. Un repas de luxe après cette dure journée. Nous en reprendrions volontiers une deuxième fois s’il y en avait encore.
Une heure après, le propriétaire des lieux, mécontent, vient nous dire qu’il faut évacuer notre « palace » à 6 heures demain matin ! Incroyable ? Peut-être. Mais après tout, c’est dans la continuité de cette journée où nous n’avons fait que passer du cauchemar au rêve, de l’illusion à la réalité, de la beauté d’un lac luminescent à la crasse d’un sol poussiéreux. C’est ce que nous permet le voyage, l’approche de toutes les dimensions de la vie.

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