Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied

     


François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


15. Orcades et Shetland


Le voilier en bois qui est arrivé aujourd’hui des îles Féroé fut un nouvel espoir, vite brisé par son capitaine : il met cap au sud. Depuis une semaine, nous questionnons les arrivants au port de Kirkwall, capitale des îles Orcades. Nous cumulons les refus plus ou moins justifiés des marins qui vont au nord, comme avec l’imposant trois-mâts norvégien parti hier pour Bergen en Norvège. L´excuse administrative ne tient pas : la Norvège fait partie de l’espace Schengen.
Au premier soir sur les îles Orcades, nous trouvons un pied-à-terre tranquille non loin du port. Sydney et Anne nous ouvrent leur porte avec le sourire des gens heureux. Après la traditionnelle tasse de thé, la confiance est acquise. Une fois la tente plantée dans une des nombreuses prairies qui entourent leur ferme, nous nous asseyons sur un muret pour apprécier le spectacle interminable du coucher de soleil. Le lendemain, le calme du port et une météo exceptionnelle nous invitent à visiter ces îles riches en traces du passé. Nous serpentons dans la campagne de l’île principale, entre les cairns funéraires et les vestiges de villages, via des cromlechs datant du néolithique. C’est un véritable trésor pour les archéologues. Sydney tient à nous faire découvrir l’autre face merveilleuse de son univers : la vie sauvage. Arrivé à l’extrémité orientale de l’île principale, il s’assoit au bord d’une falaise. Nous l’imitons. Il observe les oiseaux, nous n’osons pas perturber son silence et écoutons ensemble la nature en fond sonore : vagues, mouettes, macareux, phoques… De temps à autre, Sydney désigne un oiseau et cite son nom d’une voix douce. Sur le chemin du retour, il nous conte ses virées adolescentes en kayak dans le Gloup, une caverne creusée dans les falaises par les vagues. « À l’intérieur, il y a une plage prisée par les phoques ». Cet homme humble et serein se dévoile à mesure que la journée avance. Une nouvelle sortie naturaliste nous révèle son amour des papillons : il les capture, les identifie, puis les relâche aussitôt. Depuis longtemps, il recherche un papillon dénommé « Manchester », en vain. De retour à la ferme, il nous montre sa prise de la veille dans une boîte lumineuse. Il recense méticuleusement son contenu sur un carnet, une centaine de papillons d’une quinzaine d’espèces. En s’aidant d’une base de données informatique, il étudie l’évolution des espèces en vue de rédiger un bilan annuel pour des revues scientifiques nationales.
Une occasion rêvée s’offre finalement à nous : rejoindre les îles Féroé sur un deux-mâts de 1887. Son capitaine, un vieux loup de mer blagueur et malicieux, accepte de nous intégrer à l’équipage si le propriétaire du bateau l’y autorise. Si c’est le cas, nous diminuons nos chances de rejoindre rapidement la Norvège, car ces îles sont plus proches de l’Islande que de la Scandinavie. Sydney nous encourage pourtant à partir vers ces montagnes abruptes sorties de l’océan. Manque de chance pour nous, le propriétaire du bateau refuse catégoriquement de nous accueillir à son bord. Heureusement, deux jours plus tard, nous embarquons sur un cargo allemand qui transporte 2 500 tonnes de ravitaillement indispensable aux îles Shetland. Le capitaine vouant un culte aux Français, nous avons droit au confort d’un ferry. En échange, nous égayons sa surveillance maritime avec nos enregistrements sonores de toute l’Europe. À mi-parcours, nous observons, envoûtés, le crépuscule qui tombe sur l’île Fair où de rares irréductibles résistent à l’isolement et aux difficiles conditions climatiques. La mer est calme, le ronronnement du moteur finit par bercer notre sommeil. Au réveil, nous sommes à Lerwick, à mi-chemin de la Norvège. La bibliothèque municipale offrant un accès à Internet gratuit et illimité, nous communiquons avec nos proches et nous informons des sentiers de randonnées de Norvège. Au port, les voiliers norvégiens sont nombreux, mais les plaisanciers tiennent à leur tranquillité. En face de Lerwick, une île nous attire : Bresay. Une deuxième île se cache derrière. C’est Noss, un véritable paradis pour les oiseaux et une réserve naturelle (seul son rivage est ouvert aux visiteurs). Le centre de l’île est un lieu privilégié de nidification pour les labbes, oiseaux arctiques. Les falaises à l’est sont couvertes d’un nombre incalculable de fous de Bassan.
Les jours passent. Les balades, les rencontres, l´informatique et les démarches auprès des plaisanciers capturent notre temps. Le 24 juillet, un rustique deux-mâts aux voiles chinoises affiche un pavillon rare ici. À bord, les Américains Tim, Phil, Lindsay, Ara, Clem et Charlie, visitent l´Europe. Leur esprit ouvert nous séduit d’emblée. Tim, le skipper, nous invite à trinquer au contenu de sa dernière bouteille de vin blanc français. « La France, quand j’y pense trop, je pleure. » Un voyage le long de nos côtes et par nos canaux l’a bouleversé. Cet homme de petite taille, sensible, nous prend rapidement en affection et nous annonce : « Le bateau est plein, mais on vous emmène quand même. » Sa responsabilité aurait dû le pousser à nous refuser l’accès à bord, mais il ne veut pas nous abandonner ! À 4 heures du matin, nous larguons les amarres.
Nous avons barré à la boussole, plein est, et avons aussi beaucoup dormi pour éviter le mal de mer. Tim était le plus malade de nous tous, François pas loin derrière. Phil, en bon professeur de biologie, nous conseillait, pour limiter les effets du roulis ; Clem, le fils de Tim, jouait successivement de la guitare, de la mandoline ou du violon ; les autres chantaient. Nous avons navigué de nuit entre les plates-formes pétrolières illuminées de mille spots multicolores, identiques à des vaisseaux spatiaux posés sur l’eau. Arrivés au port le plus proche, après trente-six heures de traversée, nous avons mangé et parlé à souhait. Ensuite, doucement, nous avons remonté le Sognefjord, le plus long fjord du monde. Je me souviens de ce moment comme d’une sorte de randonnée aquatique dans des vallées alpines escarpées et sauvages, inondées par les flots. D´immenses forêts ponctuées de rares fermes ou de champs pentus agrémentaient le paysage. À la seconde escale norvégienne, Tim et Clem ont ancré le bateau entre le continent et un îlot. Avec l’annexe, nous avons tous mis pied à terre pour déguster d’exquises crêpes garnies de confiture de framboise. Efforts, douleurs et tensions accumulées jusqu’ici disparaissaient. Les souvenirs resteront gravés dans nos mémoires, se bonifiant avec le temps. Ainsi nous sommes mieux armés pour affronter les difficiles étapes à venir.

© Transboréal : tous droits réservés, 2006-2024. Mentions légales.
Ce site, constamment enrichi par Émeric Fisset, développé par Pierre-Marie Aubertel,
a bénéficié du concours du Centre national du livre et du ministère de la Culture et de la Communication.