Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied

                    


François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


13. Irlande


Sean et Paul repartent pour Dingle Bay puis Galway. Nous empruntons la petite route qui quitte Baltimore en montant à travers les collines, bordée par des fossés jaunis par l’ajonc. Nous nous accordons une pause au bord d’un lac. Le ciel est gris mais les gouttes ne semblent pas vouloir quitter leurs nuages douillets, comme si elles nous laissaient le temps d’atteindre un abri. Nous marchons donc à bonne allure jusqu’à la ville de Skibereen dont les rues nous offrent ce qu’on a toujours vu de l’Irlande en image : des pubs colorés, des collégiens en costume et cravate, des négoces où le nom du tenancier est écrit plus gros que les services qu’il propose. En ville et sur les routes, les lampadaires sont placardés d’un tract électoral : « Vote n ° 1 John Murphy ». Un beau portrait de John Murphy orne l’affiche. Tous les partis ont adopté la même stratégie et, du coup, il ne reste pas un lampadaire nu.
Le 24 mai, nous sommes à Killmury McMahon, village du comté de Clare, où Eion et Sioban nous reçoivent le temps d’une soirée et nous résument la situation agricole de la région. Éleveurs laitiers, ils vendent leur production à la grosse société Kerry, spécialisée dans la transformation et la distribution nationale et internationale de produits laitiers dérivés. Un de ces produits, l’un des plus vendus et des plus classiques, est le fromage chedar (sorte d’emmenthal bas de gamme). Malgré l’énorme quantité de lait disponible, l’Irlande ne produit que du cheddar et ne connaît pas le goût des autres fromages ; les supermarchés ne proposent que celui-là… Eion a hérité de la ferme parentale. Même s’il se sent salarié de l’entreprise Kerry qui dicte les faits et gestes des agriculteurs et leur fournit l’alimentation du bétail, il est heureux de travailler sur ses terres. D’ailleurs, il explique que c’est aussi le choix qu’il a fait face au plan de reboisement du pays pour lequel le gouvernement offre une prime intéressante. Dans son cas, s’il plantait des arbres sur toutes ses parcelles, il toucherait pendant quinze ans une somme d’argent mensuelle supérieure à ce qu’il gagne actuellement. Mais pour cet homme, le patrimoine terrestre et agricole a plus de valeur. En fin de repas, devant un délicieux crumble à la rhubarbe, Sioban aux cheveux couleur de feu nous annonce qu’il y a un festival de musique en fin de semaine à Einis. Flo m’adresse un regard complice, nous ferons le détour pour nous y rendre.
Deux jours après, nous voilà donc assis dans un pub à savourer cette musique si prenante qu’est le folk irlandais. Les musiciens sont assis autour d’une table, un verre toujours plein devant eux, et leurs instruments dansent tous ensemble. La violoniste fait une légère grimace lorsqu’elle joue, l’accordéoniste s’enivre de ses mélodies, le guitariste guette le signe que lui fait la flûtiste quand elle entame un solo, une autre femme donne le rythme et transforme la musique en course endiablée avec son bodhran. Dans le pub, on écoute, parle, chante ou rit. Très souvent, le nom de Bryan est hurlé, suivi de « One pint ! » Bryan est le jeune serveur qui s’essuie le front avec son torchon blanc quand il n’a pas trois Guinness dans les mains.
Les jigs et les reels tournent, comme les musiciens. Dans chaque pub, un groupe joue et à eux viennent s’ajouter tous ceux qui en ont envie. C’est le principe des sessions, ainsi il peut y avoir plus de vingt personnes à jouer ensemble. Le violon semble être l’instrument le plus prisé, suivent les flûtes et les tin whistle. Justement, parmi les joueurs de tin whistle, il y a un homme que nous remarquons à son style : des cheveux gris en queue-de-cheval, une barbe que je ne saurais dater, et un chapeau orné d’une plume sur la tête. Nous le retrouvons dans la rue devant le pub, lui est sorti pour se reposer, nous, pour prendre l’air. Jean-Michel nous aborde dans un français sans accent. Il est italien d’origine piémontaise, installé en Irlande depuis vingt ans, dans une roulotte pour mieux vivre sa passion des chevaux. « J’ai appris le français quand j’étais ado, c’est ma langue du trip, tu vois ? » Quand il comprend que Florent est du monde agricole, une lueur illumine ses yeux, et il dit : « Faut que le monde se réveille, il faut semer le blé dans du trèfle ! » Jean-Michel a une panoplie de bonnes idées et ne pense qu’à les appliquer. Mais il a ce sourire aux coins des lèvres qui parle plus vite que lui, parce que, ces derniers jours, avec des amis, il a acheté un ancien monastère, entouré de 250 hectares de terre, pour monter une ferme pédagogique. Son rêve devient réalité grâce aux subventions de l’État et de l’Europe. « C’est incroyable, j’étais au bout du rouleau. » Savoir ses prochaines années conviviales, le rend heureux, il trouvait les soirées d’hiver un peu longues, seul dans sa roulotte. Mais il ne les regrette pas, « c’était bien pour apprendre à jouer du whistle ou de l’accordéon »…
Durant notre traversée de l’Irlande, nous n’avons connu que peu de jours sans pluie. Il nous a donc fallu modifier notre rythme, nous marchions entre les averses et celles-ci marquaient nos pauses. Que ce soit à travers les modestes montagnes du Kerry ou entre les vastes prairies et collines du Donegal, le vert est omniprésent, exception faite du parc naturel du Burren où le sol est gris violacé. Une roche calcaire recouvre effectivement l’étendue du parc, creusée çà et là par le temps. Autour de la zone, les fermes sont closes par des murets faits de cette même roche, soutenus par du lotier ou de l’aubépine, ou encore plus loin, par du hêtre et du noisetier. L’odeur de cassoulet qui flotte dans l’air, à proximité des habitations, est celle de la tourbe (bog en anglais) qui se consume dans la cheminée. Les Irlandais se chauffent essentiellement avec leur terre, le bois étant trop rare et le climat favorisant l’exploitation de la matière organique du sol. Au bord des chemins, nous avons souvent vu ces blocs de tourbe amassés en pyramide pour qu’ils sèchent mieux entre les averses.
L’Irlande, pour nous, c’est aussi une chaleur dans les rapports humains, pas seulement réservée aux voisins. Après la déception des derniers pays traversés, il s’agissait presque d’une nécessité pour notre moral que d’avoir affaire à des gens courtois. Certains n’hésitaient pas à sortir de la maison pour nous appeler sur le chemin et nous proposer a cup of tea, accompagnée de gâteaux. Nous avons chéri ces invitations. Mais si la générosité a du bon, elle est aussi la perte de certains. Comme cet Irlandais qui nous offre de monter dans sa voiture parce qu’une forte pluie s’abat au moment où nous nous dirigions vers un abri. Flo y court alors que je m’arrête pour remercier brièvement l’homme, puis à mon tour, je fonce vers l’abri avant d’être complètement trempé. Cinq mètres derrière moi, un choc de tôles froissées et de verre brisé retentit. Le premier n’avait pas mis les feux de détresse, le second devait regarder ailleurs. Si vous songez à pratiquer l’auto-stop en Irlande, désolé, ça en fait un de plus qui ne s’arrêtera pas.

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