Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied

     


François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


11. Galice


La frontière avec le Portugal est de taille, l’imposant Mino nous barre la route. Peut-être apparaît-il si gros à nos yeux parce que nous avons vu peu de rivières en péninsule Ibérique. Au bout du pont, un panneau aux couleurs européennes annonce que nous entrons en Espagne. Les indépendantistes locaux s’y sont exprimés : un tag « Galizia » hâtivement tracé – les 4x4 verts de la Guardia Civil rôdent partout – corrobore le fait que nous sommes encore en Galice. Dans l’après-midi, nous entendons une gaïta (cousine de la cornemuse) résonner dans la campagne de Puenteareas. Trois sonneurs transforment l’air chaud et humide en une mélodie aiguë et rythmée. À la vue du minidisque enregistreur, un des trois hommes accourt pour m’ouvrir le portail, comme si nous avions sorti un laissez-passer. Ces Galiciens répètent en vue d’une fête qui a lieu demain soir dans un village voisin. Plus loin, ce sont des flûtes tenues par des mains d’enfants qui s’agitent au même rythme que leur pied droit. Le son qui s’en échappe est plus timide mais tout aussi joyeux. Rapidement, nous sommes entourés d’autres enfants. Ils nous posent une foule de question, hardis et éveillés comme les gamins des campagnes, et je me plais à parler l’espagnol, que je trouve chantant. En répondant « Si ¡ Por su puesto ! » à la question « ¿ Si nos gusta la Galizia ? », nous gagnons la plus jeune et bruyante des escortes, qui nous suivrait volontiers jusqu’à Santiago da Compostella, pour réaliser ce que leurs aïeuls ont fait il y a longtemps : un pèlerinage.
Le 22 avril, nous marchons sur le sentier GR 94 (qui relie Vigo à Santiago), nous l’avons rejoint à l’est de Pontevedra. Malgré l’heure matinale, il fait chaud. Nous dirigeons nos pas vers les moindres zones d’ombre du chemin montagneux, mais il n’y en a guère. Soudain, nous levons le regard. Des chevaux, libres entre les ajoncs et les eucalyptus, se tiennent devant nous. Ils paraissent sauvages et nous le prouvent à notre tentative d’approche. Sans doute la liberté les rend-elle insensibles à la chaleur. Enfin, le sentier traverse un bois de chênes rouvre, ombragé. Il était temps, le soleil est au zénith. Nous nous reposons sur un coin d’herbe à notre goût. On s’endormirait facilement avec le son léger de l’eau qui coule. De l’eau qui coule ? Où ça ? À quelques mètres de nous, cachée par des troncs, une fontaine en pierre d’un autre siècle donne un aspect magique à la forêt. Pour parfaire le décor, les chevaux réapparaissent ! Ils nous ont suivis par curiosité ou ont tenu à montrer qu’ils sont les maîtres des lieux. Ils sont silencieux et naturellement bien camouflés par leurs robes marron ou noire. Cet endroit féerique qui semble tiré d’un roman de Tolkien est à nous le temps que le soleil devienne sage. D’ailleurs, les fées nous tirent les paupières et après un dernier clignement d’œil, nous dormons. Quand je me réveille, Florent est à la fontaine à faire une lessive, je me dis que ça serait bien de faire pareil puis je referme les yeux. Du linge mouillé étendu sur nos sacs, nous quittons ce lieu paisible. Une campagne aux fermes éparpillées nous ouvre ses espaces verts quadrillés de murets de pierre.
À la sortie du village de Cuspedrinos, nous sommes surpris par deux vaches, à la patte antérieure droite attachée aux cornes par une corde empêchant l’animal de lever haut la tête. D’abord, on pense que c’est pour forcer à une plus grande consommation d’herbe, car la vache n’a d’autre alternative que de brouter pour ne pas sentir la corde. Intrigué, j’interroge la vieille paysanne qui observe, elle aussi, les deux vaches ; elle me répond, amusée : « ¡ Porque, si no, se escapan ! » Je finis par poser d’autres questions : « Les vaches ne sautent pas les murs ! Pourquoi les surveiller alors ? » Elle m’adresse un sourire narquois en guise de réponse, et je devine que je suis « l’étranger qui ne comprend rien ». Nous trouvant sympathiques (les ahuris sont souvent sympathiques), elle demande d’où nous sommes. Elle croit nous impressionner en répondant à notre place : « ¡ Hollandeses ! — No, somos franceses. » On sent une déception. Elle explique que, depuis trois mois, un jeune couple de Hollandais restaure des ruines proches – ce qui dépasse son entendement – et en avait conclu que nous étions de leurs amis. Pour les voir, nous quittons le sentier, grimpons à travers champs, sautons des murets. Nous les voyons perchés sur un toit, la main droite protégeant leurs yeux du soleil pour nous reconnaître. C’est comique, eux aussi nous prennent pour des connaissances. Ils sont ravis d’avoir de la visite.
Hans a les vêtements couverts de poussière ; ses bras musclés et ses cheveux blonds, ses yeux bleus éclairent son visage tranquille. Claudia est son contraire. Brune, très fine, elle est bavarde et n’interrompt son flot de paroles que pour laisser échapper un rire aigu. Rapidement, nous sommes informés de leurs recherches du lieu idéal, des marchandages avec les anciens propriétaires, de la laborieuse restauration, pour aboutir à leur rêve : une maison de pierre et de poutres, un atelier pour les toiles que peint Claudia, et un vaste potager. Le tout sur le flanc d’une montagnette d’où la vue porte loin. En attendant, ils vivent dans une caravane et sous un auvent décoloré par le soleil. Pour la douche, il y a les voisins, heureux de voir ces nouveaux venus s’installer dans un village, que les jeunes fuient pour Pontevedra, et une source d’eau tiède, qui fait sourire Hans lorsqu’il en parle. Ça nous dit bien pour nous laver les cheveux. Une fois sur place, Hans nous explique la haute teneur en phosphore de l’eau qui lui assure des propriétés bienfaisantes pour la peau et les cheveux. Mais le phosphore, ça pue ! Hans s’esclaffe. Malgré l’odeur d’œuf pourri, nous faisons ce pourquoi nous sommes venus, ce que notre cuir chevelu ne manque pas d’apprécier. Le soir, autour d’un bon plat, Hans nous apprend que Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen sont au second tour des élections présidentielles. Nous pensons qu’il a dû mal comprendre. Avec son vieux poste radio, nous tentons d’accrocher une émission française sur les grandes ondes. Enfin, nous en captons une : l’oreille contre l’émetteur, nous entendons : « Ainsi parla Jésus lorsqu’il… » Rien à voir, tant pis. Au matin, quand le soleil est encore caché, nous saluons nos amis. Claudia nous annonce leur souci, la propriétaire du terrain qui se trouve sous le leur a planté des eucalyptus. À hauteur adulte, ils masqueront le paysage. C’est la seule personne du voisinage qui souhaitait voir ces ruines rester telles quelles, et qui préfère le mutisme au dialogue. Hans, avec un malin sourire, nous confie : « Nous les aiderons à ne pas pousser. »
La campagne galicienne est belle et le sentier GR 94 est un bonheur qui arpente des champs bordés d’antiques murets de pierre. Les oiseaux chantent, le soleil se fait complice d’une journée merveilleuse. Nous sommes euphoriques, la marche va bon train. Souvent, nous voyons ces drôles de séchoirs à maïs, montés sur pilotis pour éviter que les souris ne se servent. Chacun a, en bout de toit, une croix. Délabrés ou restaurés, simples ou doubles, ils sont la fierté des paysans.
Le 25 avril au matin, nous ne sommes plus qu’à quelques kilomètres de Santiago, le sentier monte à travers la montagne qui surplombe la ville. De là, la cathédrale paraît petite. La descente est d’autant plus rapide que nous sommes poussés par la faim. Hélas, le sentier traversant les coins les plus reculés de la région, nous n’avons pas pu retirer d’argent quand le besoin s’en faisait sentir. Hier soir, nous avons donc planté la tente à côté d’un champ de choux et, la nuit tombée, en avons subtilisé un pour notre dîner – pas très fameux ! Notre premier objectif à Santiago est donc de manger. Nous traînons dans les rues, pour la première fois peut-être sans attirer les regards. La ville est peuplée de sacs à dos et de bâtons de marche, la ville fait déplacer les foules européennes. On pense alors que ça devrait être aisé de loger dans un dortoir de pèlerins, mais détrompez-vous ! Il faut montrer patte blanche ! Sans coquillage ni credencia, nous ne sommes pas des pèlerins. Finalement, un homme de bons sens arrive et nous trouve un logis plein de Danois, d’Allemands, d’Anglais, de Français. J’ai bien peur que ronfler soit universel.
Le lendemain, dans une campagne moins vallonnée, un paysan nous fait de grands signes de son tracteur. Dans sa langue galicienne, (proche de l’espagnol), il nous invite à boire un café. Simplement, avec le sourire. C’est la première fois que cela nous arrive en Espagne. Sa fille, qui parle espagnol, nous dit l’avoir toujours vu inviter les passants. Nous ne sommes pas sur une voie « officielle » vers Santiago, il n’y passe pas beaucoup de monde. L’homme semble justement vouloir nous remercier d’avoir pris cet itinéraire. À 70 ans, il aime toujours rencontrer des inconnus. Il m’émerveille. Lorsque nous le saluons sur le pas de sa porte, je ne trouve rien d’autre à faire que la promesse de lui envoyer une photo de lui. Ça paraît maigre à côté de sa générosité, mais ça semble lui suffire. L’arrivée au port de plaisance de La Corogne marque la fin de notre marche dans la péninsule Ibérique, le 28 avril, quatre mois jour pour jour après son commencement, à Valencia.

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