Le tour de l’Europe de l’Ouest à pied

François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.


17. Suède


Trois semaines durant sur de petites routes champêtres, nous traversons les campagnes suédoises. Nous regrettons les lacs, les montagnes et les névés norvégiens. La monotonie des paysages nous fait souvent oublier notre chance : soleil continu, douceur de fin d’été, air pur, forêts, champs aux odeurs de fenaison et de moisson. Au premier soir, tard j’en conviens, nous trouvons enfin une maison éclairée. Son propriétaire nous refuse tout, même l’autorisation de planter la tente dans un coin de sa propriété. Fatigués, par les kilomètres autant que par la conduite de l’homme, nous rejoignons le lac en contrebas. Nous y découvrons une cabane ouverte habitable, et surtout un spectacle qui aide à tout oublier : la lune et son reflet parfait dans l’eau, les bois, le silence. Au deuxième soir, nous demandons l’hospitalité dans une ferme. Anna Lena nous ouvre sa porte. Son maquillage et son comportement trahissent son désir de jeunesse éternelle. C’est avec un humour corrosif qu’elle répond à notre requête : « Vous avez entendu parler de la beauté des Suédoises, voulez-vous voir ma fille ? » ou encore « Moi, les vaches, ça ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est mon mari paysan, et son argent. » Son mari, calme, silencieux et naturel, nous trouve un emplacement douillet mais poussiéreux dans la grange à foin. L’accueil paysan dans cette campagne constellée de fermes se répétera et rimera souvent avec « nuit dans le foin, lait au matin ». Mais cela ne nous déplaît pas !
Ici on n’aime pas les Polonais, qualifiés de « menteurs et voleurs ». Mais ils sont les seuls à bien vouloir ramasser les fraises et les framboises pour soixante couronnes (environ huit euros) de l’heure. On n’aime pas non plus les riches Norvégiens qui achètent terrains et maisons dans la zone frontalière. Ni d’ailleurs les « stupides Allemands » qui affluent l’été et achètent n’importe quoi aux boutiques de souvenirs. La fierté d’être suédois se devine dans le drapeau bleu croisé de jaune qui bat au vent devant chaque maison. Les Suédois semblent craindre l’invasion. Pourtant c’est déjà fait : la culture anglo-saxonne est omniprésente et les emblèmes industriels suédois ont été mangés par les capitaux américains, Volvo par Ford, Saab par General Motors. Cependant dans ce pays nordique américanisé, il reste un zeste typique : la confiance. Ainsi, poussés par une averse, nous nous réfugions dans un cabanon de vente directe. Personne ne s’y trouvait. Des indications sur une feuille donnent la marche à suivre : noter sur un grand cahier la date, son nom et la quantité d’œufs frais achetés, payer et se rendre la monnaie soi-même avec les billets et les pièces de la caisse laissée grande ouverte ! Si ce système est généralisé partout dans le pays, c’est que les avantages sont énormes : l’absence de vendeur et d’intermédiaire permet au paysan de vivre de la vente de sa production sans y consacrer beaucoup de temps, et au consommateur d’obtenir un produit de qualité au juste prix. Ce commerce équitable est également ludique, notion importante dans une société qui connaît peu l’origine de ce qu’elle mange et qui est préoccupée par les moyens de déjouer les dispositifs antivols des grands magasins. Après avoir rencontré le paysan, et compris avec lui ses méthodes et sa philosophie, comment oser trahir sa confiance ? D’ailleurs, chaque soir, il compare les ventes avec le contenu de la caisse. Et comme il le dit en souriant, « il y a quelquefois plus, jamais moins. »
C’est la saison des pommes, lointain souvenir des vallées autrichiennes. Les habitants nous offrent de toute part ce fruit hydratant et tonifiant, plein de vitamines et de fructose. C’est aussi la saison des pommes de terre. La récolte est aujourd’hui mécanique mais le triage reste manuel, effectué dans le bruit par six personnes perchées sur la récolteuse à patates. Dans les champs voisins, des tracteurs s’agitent malgré la sécheresse des sols. Les herses tirées à grande vitesse réduisent les mottes de terre en poussière, qui vole au vent. Nous en traversons quelquefois d’épais nuages. La perte de sol est une calamité écologique, mais les habitudes et l’économie priment. « Dans une semaine, le mauvais temps persistant empêchera peut-être tout semis. Cette sécheresse estivale est inhabituelle pour la région », pourrait me dire un des paysans rencontrés sur leurs puissants tracteurs. « Dans une Europe où les conditions climatiques semblent de plus en plus aléatoires, de plus en plus extrêmes, il est temps de revoir vos habitudes. Il existe des techniques alternatives qui permettent de protéger vos sols, de remplacer tout ou partie du travail de vos machines par celui de la faune du sol et de la flore, de diminuer le temps de travail et donc d’intervenir au meilleur moment : le semis par exemple effectué directement dans un couvert végétal maîtrisé et bénéfique. Il reste cependant à vous informer, mais également à réfléchir et à affiner la technique aux exigences de vos sols et de vos cultures. Hélas, à l’évolution enrichissante, même pour votre porte-monnaie, vous préférez les habitudes », pourrai-je lui rétorquer ! Je pourrai. Je me contente toutefois d’espérer que la pluie soit douce pour qu’elle n’emporte pas les limons et les nitrates dans les ruisseaux, puis les rivières, les fleuves et la mer où – on se demande encore pourquoi – les algues prolifèrent. Ici et là des éoliennes immenses, blanches et sveltes transforment l’énergie du vent en électricité pour des milliers de ménages. C’est déjà ça. Mais la Suède est avant tout, ne l’oublions pas, une grande exportatrice d’électricité nucléaire.
Malmö est l’ultime étape de notre parcours suédois. Le vélo y est roi, comme à Copenhague, à l’autre bout du long pont tout neuf, malheureusement interdit aux piétons.

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