François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.
4. Serra da Estrela (Portugal)
Le riz complet cuit doucement. Le fromage fond au contact des grains tendres et chauds. Dehors quelques gouttes froides. Des nuages venus des ténèbres envahissent le ciel matinal, jusque-là couleur azur… Nous partons sous la pluie, vers ces sommets enneigés. Nous traversons le vert glacial de la rivière Zezere et tout de suite, débutons l’ascension de la plus haute chaîne montagneuse portugaise, la Serra da Estrela. Le vent ralentit notre progression et couvre nos visages d’eau froide. Des accalmies fortement ensoleillées permettent de photographier des paysages saisissants : versants entièrement calcinés, coulées jaunes et vertes d’une végétation recolonisatrice, terrasses verdoyantes mais orphelines. À présent, nous comprenons mieux les honneurs aux pompiers volontaires dans chaque village.
Les vapeurs qui s’élèvent du goudron chaud sont vite stoppées par une nouvelle averse. Nous nous réfugions dans un bar du village de Sobral. Un chocolat chaud au prix dérisoire accompagne notre rapide repas de pain et de fromage. Derrière ses lunettes épaisses, un vieil homme presque édenté s’ennuie, seul avec sa bière, face à une télévision assourdissante. Il nous aborde à l’aide de paroles françaises pêchées dans son cerveau embrumé par l’alcool. Comme beaucoup de ses amis nés dans ces montagnes hostiles, plusieurs décennies de travail l’ont expatrié dans Paris et sa banlieue. Il nous montre le raccourci pour monter au col et nous met en garde : « Il y a souvent de l’orage ou de la neige par ces temps-ci. » Mais en réalité, c’est la grêle, portée par un violent vent de face, qui nous attend là -haut. L’avancée en marche arrière devient indispensable pour éviter les impacts à la fois gelés et brûlants au visage. Au deuxième col, le déluge cesse, mais au loin des rideaux de pluie.
Après vingt-cinq kilomètres éprouvants physiquement avec une météorologie des plus déroutante, une descente légère s’engage. Je suis bien. Les sensations du jour, véritablement issues des quatre éléments, m’inondent. Les joies alpines passées émergent dans mon esprit dopé. Et, « Déjà  ! », aux dernières lueurs du jour, Alvoco se découvre comme un petit village pittoresque au pied du Torre, sommet du Portugal (1 993 m).
À la première maison faite d’épais murs en bloc de granit, une voiture de la Savoie. Son propriétaire nous croise au même moment. Jaõ, la quarantaine, a émigré avec ses parents, il est resté là -bas. Régulièrement, il retourne au village natal où sont revenus les parents. Jaõ écoute attentivement notre histoire résumée. Il promet de faire son possible pour obtenir des anciens une place au chaud. Nous serons au sec dans la maison, toute de bois et de granit, des grands-parents décédés. Une bougie sur une petite table illumine de vieilles photographies et quelques coffres aux trésors. L’ambiance est authentique. Un léger courant d’air glacial, inévitable, traverse chaque pièce. Jaõ a compris que nous étions prêts à dormir de suite, quelques bananes dans le ventre, épuisés par nos quelque quarante-trois milles pas du jour. Il nous propose la traditionnelle soupe au chou. « Volontiers. » Puis, du foie et des rognons aux petits oignons. Et il nous comble de chaleur en élaborant un feu dans la cheminée qui se résume à une dalle de granit dans le coin d’une petite pièce aux murs noircis.
Le sommeil vient vite dans nos sacs de couchage juste chauds. Je rêve d’un îlot de terrasses abandonnées depuis peu, dans un univers alpin. Petit à petit, elles deviennent multicolores, fertiles, belles. Des céréales, des fruitiers, des légumes, des animaux dans l’herbe. Un agrosystème où je suis juste le chef d’orchestre. Un GR y passe. De temps à autre passe un randonneur, une randonneuse. Je l’invite, spontanément, à partager nos histoires, en dégustant les saveurs de ce petit patrimoine à nouveau en concert.