François Aubineau et Florent Mercier ont découvert l’Europe de l’Ouest à pied.
3. Venise (Italie)
Le 16 novembre 2001, après une courte traversée de la baie de Jesolo, Venise nous reçoit. La place Saint-Marc brille de mille feux, comme si elle voulait être la première à nous éblouir. Ici, nous découvrons à chaque coin de rue un trésor. Venise est magique. Comment pourrait-on expliquer autrement cette magnificence architecturale ? À la construction des églises, basiliques et théâtres, les mots d’ordre des maîtres d’œuvre ont dû être clairs : grandeur, richesse, beauté, éclat… Aujourd’hui, la perfection et la cohérence géométrique s’admirent jusque dans la plus isolée des ruelles. Comme cadeau de bienvenue, Venise nous offre son labyrinthe d’impasses et de venelles. Nous traversons de nombreux canaux, suivons des dizaines de touristes italiens, allemands, chinois, français ou anglais qui, à coup sûr, nous déposent en quelque point stratégique de l’île. Par quelques timides mots italiens, nous demandons à une étudiante, qui se révèle être une francophone avertie, de nous indiquer la solution la plus simple pour trouver l’église San S. Apostoli, notre asile. À 21 heures, mieux vaut avoir une adresse où passer la nuit si l’on veut éviter les palaces aux tarifs exorbitants ou les alcôves sombres et inhospitalières.
Nous faisons alors la connaissance d’Andréa et de Nicoletta, qui marqueront notre voyage. Andréa est architecte. Auparavant, il travaillait comme décorateur : il a d’ailleurs su créer pour son appartement une décoration simple, efficace et colorée. Andréa arbore un style d’artiste : cheveux longs tressés, barbe, fines lunettes ovales, col roulé et un manteau noir qui ressemble davantage à une cape. À 39 ans, il a plus que jamais soif d’apprendre et se passionne pour l’art et l’histoire. Il nous le prouve en se forçant à nous parler en français. Il l’apprend depuis peu et se perfectionnera pendant tout notre séjour. Pour notre plus grand plaisir, il nous fait part de sa passion pour la voile – il a réalisé une transatlantique – et pour la cuisine italienne. On se régale des deux ! Nicoletta a 35 ans et, comme Andréa, est touchée par le « syndrome de Peter Pan » ? Ses longs cheveux bruns couvrent un visage des plus expressifs. Ce qui frappe en premier lieu chez elle, c’est sa tranquillité déconcertante. Un calme communicatif, qui apaise son entourage. Elle s’immerge des heures durant dans une lecture, devenue vitale pour elle. Après le Livre des morts tibétain, elle avale sans relâche les ouvrages qui nourrissent son inépuisable quête spirituelle. Avec Nico, nous communiquons en anglais, et les mots qui sortent le plus souvent de sa bouche sont : « Be quiet ! »
Après cinq mois de marche, nous avons trouvé fortuitement l’endroit idéal pour faire une pause, remettre à jour les données et faire un premier bilan. En effet, cet appartement dégage une ambiance particulièrement propice à la concentration. Nous nous y sentons naturellement bien. Peut-être est-ce aussi parce que le cadre – Venise et sa beauté grandiose – invite à la réflexion. Nos hôtes, devinant notre état d’esprit, nous convient à séjourner plusieurs jours chez eux… Nous acceptons sans réfléchir. À ce point-là trottinent dans ma tête quelques questions : peut-on, après cinq mois de marche, mener une réflexion sur l’influence qu’un voyage tel que celui que nous avons entrepris a sur la vie, sur notre vision du monde et sur notre personnalité ? Ce voyage favorise-t-il l’évolution spirituelle que chacun d’entre nous est censé suivre tout au long de sa vie ? Il n’est pas inutile de se poser ce genre de questions. Celles-ci aident à aller plus loin, à ne pas stagner, à franchir une nouvelle étape et à devenir quelqu’un d’autre. Car c’est bien ce que je ressens ici, la sensation très forte d’un besoin de « muer », de me transformer. C’est comme si ces cinq derniers mois étaient la période d’essai d’un contrat que j’aurais signé avec moi-même le jour où toute cette histoire a commencé. Et l’heure est venue où je dois choisir entre mon ancienne vie avec tous les repères que j’y ai accumulés (ma « carte de navigation » selon Scott Peck), et une nouvelle que je ne connais presque pas, mais dont je devine l’essentiel. Oui, c’est ici, à Venise, que je dois perdre une personnalité pour en gagner une autre. Il est évident que la marche facilite la réflexion et encourage donc l’évolution spirituelle. Réfléchir sur soi-même et sur le monde devient vite une activité quotidienne. Une activité sûrement, autrefois, plus naturelle qu’elle ne l’est aujourd’hui. Avec la spirale infernale journalière qu’imposent le travail, les déplacements (en métro ou voiture), l’éducation des enfants, le sommeil, ? Combien d’entre nous prennent le temps de s’arrêter pour y consacrer quelques minutes ?
La marche fait renouer l’homme avec la nature. Le marcheur évolue dans des dimensions essentiellement naturelles : durée de la lumière diurne, température, météo, relief, condition physique, énergie, alimentation la plus saine possible, etc. Des dimensions avec lesquelles il ne peut pas tricher. Elles paramètrent et conditionnent sa journée mais elles l’aident aussi à reprendre sa vraie place d’être vivant au sein de la nature. Après le « lâcher prise » d’Arnaud Tortel, Nico m’enseigne l’art d’être calme, toujours. Avec des techniques comme écouter les battements de son cœur, maîtriser sa respiration, nous devenons plus aptes à affronter n’importe quelle situation et n’attirons pas les mauvais sentiments d’autrui. Bien sûr, elle me dit que la méditation est un excellent exercice pour qui arrive à la pratiquer de manière régulière. Et surtout, rester réceptif et ouvert, mais cela, je crois que c’est la condition d’un voyage au long cours comme le nôtre. Andréa, quant à lui, nous dévoile les secrets de sa ville, bien souvent à l’aide de son ironie acerbe. Il nous confirme l’authenticité des rumeurs carnavalesques que nous aurions, pour notre part, laissées gentiment à leur place. Toujours avec le sourire, il nous joue de la guitare et nous offre sa version de la « Canzone del sole » de Lucio Battisti, chanson très célèbre en Italie, qui aura un franc succès auprès de nos futurs hôtes et auditeurs de nos enregistrements sur minidisque.
Ainsi, durant les quelques jours passés à Venise, défilent ces thèmes de discussion tout aussi passionnants les uns que les autres, autour de pasta de toutes les couleurs, de chandelles, de musique et de joie de vivre. Dans cet appartement, j’ai perdu toute notion de temps et d’espace. C’est presque un choc quand, après un rapide calcul, je m’aperçois que cela fait six jours que nous sommes là  ! Il est nécessaire de ne s’attacher à rien, m’a-t-on appris. Il était donc temps, après une semaine de bonheur simple, de quitter l’île que je pourrais, sans trop d’imagination, rebaptiser Ogygie. Est-ce une finalité dans la vie que d’évoluer vers une meilleure connaissance de soi et des autres ? Vraiment je le crois mais, en réalité, qu’en sais-je et qu’importe ? L’essentiel pour avancer est d’y croire. Néanmoins, s’il est une chose que j’ai comprise et que je continue à observer tous les jours, c’est que le voyage est l’une des meilleures écoles de vie.