Un an autour de la Méditerranée
par & Julie Sibony
La Méditerranée doit son nom au fait qu’elle est littéralement une « mer au milieu des terres », en latin mare medi terra. Et quand historiens ou géographes parlent de Méditerranée, ce n’est pas seulement à une étendue d’eau qu’ils font référence, mais justement à la terre qui l’entoure : le bassin méditerranéen. Point commun le plus aisément tangible et quantifiable, c’est d’abord le climat qui fait de la Méditerranée un ensemble : hivers doux, étés chauds et secs. L’étroitesse de la bande littorale, adossée presque partout à des montagnes qui se jettent dans la mer, est l’autre caractéristique du milieu naturel méditerranéen. En découle une végétation relativement uniforme adaptée à la sécheresse estivale : maquis, garrigue, pins, chênes verts, oliviers. Il faut y ajouter la vigne, le blé et les vergers pour obtenir un vrai paysage méditerranéen, souvent fait de cultures en terrasses et pâturé par des chèvres.
Mais le climat et la végétation ne suffisent pas à définir le monde méditerranéen. Il y a aussi la vibration particulière de la lumière, les villages aux maisons blanches, les épices et les saveurs, un sens profond de l’hospitalité, une certaine langueur, le rituel de la sieste méridienne ou de la promenade du soir sur la corniche…, détails et sensations qui font que l’on se sent en Méditerranée. Car ce ne sont pas seulement les mêmes paysages que l’on retrouve de part et d’autre de la « Grande Bleue », mais également des traditions, des modes de vie. Peut-on aller jusqu’à parler d’une culture, d’une identité méditerranéenne ? Il y a en tout cas un héritage collectif indéniable forgé au fil de plusieurs millénaires d’histoire commune.
Carrefour des continents asiatique, africain et européen, berceau des religions monothéistes, la Méditerranée fut le creuset de quelques-unes des civilisations les plus rayonnantes, dont nous sommes aujourd’hui encore les héritiers. Phéniciens, Grecs et Romains sont à l’origine de la plupart des villes et des ports actuels. Plusieurs empires successifs étendirent leur influence sur ses rivages : les Grecs et les Phéniciens y fondèrent des comptoirs et des colonies, avant que les Romains n’imposent leur domination économique et politique sur l’ensemble de ce qu’ils baptisèrent Mare Nostrum ; plus tard, les conquêtes arabes puis ottomanes englobèrent de nouveau les pays méditerranéens sous un même joug. Très récemment, la colonisation fut encore une manière forcée de lier le destin des deux rives.
Nombril de l’Antiquité, la Méditerranée resta pendant des siècles le centre du monde, avant de perdre peu à peu sa prépondérance à partir du XVIIe siècle avec le développement du commerce atlantique. Mais des milliers d’années durant, cette mer a été un lien entre les pays qu’elle baigne. Certes, elle fut le théâtre d’innombrables batailles, affrontements et violences en tout genre ; ce qui ne l’empêche pas d’avoir été aussi une mer d’échanges intenses et de brassages continus. En Méditerranée, tout circule : les hommes, les techniques, les idées, les croyances, les coutumes, les mentalités.
En l’an 2000, plus de 440 millions de personnes vivaient dans les 23 États du bassin méditerranéen. Mais peut-on encore parler d’unité devant les inégalités qui se creusent et les conflits qui déchirent aujourd’hui cet espace ? Opposition Nord-Sud, Islam-Occident, Juifs-Arabes, toutes les lignes de fracture actuelles traversent la Méditerranée, dont les deux rives semblent s’éloigner inexorablement l’une de l’autre. Désormais la circulation se fait à sens unique : l’Europe de Schengen dresse des frontières de plus en plus imperméables qui empêchent les populations du sud de se déplacer librement au nord. La théorie du « choc des civilisations » voudrait opposer définitivement les deux rives : le Nord européen, chrétien, industrialisé face au Sud oriental, musulman et pauvre. N’avons-nous plus rien à nous dire ?
C’est dans l’idée de renouer le dialogue entre les deux rives de la Méditerranée qu’Axelle Hutchings, professeur des écoles, et Julie Sibony, traductrice littéraire, sont parties un an sur ses routes, avec la volonté d’être à l’écoute de ce qui rapproche plutôt que de ce qui divise. Choisissant de se déplacer dans une camionnette aménagée pour privilégier l’autonomie, elles ont relié d’une traite tous les pays riverains de la Méditerranée.
Leur itinéraire dessine le huit de l’infini : parties de Paris le 2 août 2004, elles sont allées au Maroc puis ont remonté la côte espagnole, longé le sud de la France et l’Italie. Une traversée en bateau les a menées en Tunisie pour continuer vers l’est : Libye, Égypte, Jordanie, Israël, Palestine, Syrie, Liban, Turquie, Grèce, Albanie, Monténégro, Bosnie, Croatie. La route du retour passait par Venise et Gênes. Enfin, elles ont laissé la camionnette à Marseille et pris l’avion pour Alger, dernière étape de leur périple. Au total, 20 pays traversés en 380 jours, 34 000 km parcourus.
Tout au long de leur voyage, Axelle Hutchings et Julie Sibony ont troqué des objets au gré de leurs rencontres : elles proposaient aux gens de leur donner quelque chose qui, pour eux, représentait la Méditerranée, que ce soit par son histoire, sa provenance, sa texture, son odeur ou sa symbolique, sans que n’entre en compte aucune valeur marchande. Il était ensuite échangé avec la personne suivante, et ainsi de suite jusqu’à former une chaîne de quatre-vingt-cinq objets au total. Ces objets ne sont plus en leur possession ; elles les ont semés sur leur route comme autant de cailloux au bord de la mer. Mais tous ont été photographiés, et cette collection d’images constitue aujourd’hui un étonnant carnet de voyage, portrait composite et subjectif de la Méditerranée, mais aussi matérialisation de la chaîne humaine construite grâce à ce procédé : chaque personne est liée à la précédente ainsi qu’à la suivante par l’intermédiaire de l’objet échangé. Et si aujourd’hui les marchandises circulent bien plus facilement que les hommes en Méditerranée, cette démarche avait pour ambition de rétablir, même provisoirement, un lien continu entre les populations du bassin, aussi ténu soit-il.
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