Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
L’Aniakchak :

« Sans montre ni réveil, mais soucieux d’un tôt lever, je dors d’un sommeil morcelé de veilles. Vient le moment où, par le carreau que bouche mal un carton, l’aube s’insinue. La flamme des bougies vacille dans les courants d’air entre la fenêtre, le tuyau du poêle éteint et la porte qu’enfonce chaque rafale. Je me félicite d’avoir déjà préparé mes affaires pour les boucler dans cette relative obscurité.
Longer d’abord la rive gauche de Barabara Creek qui s’encombre d’aulnes où déjà le vent siffle. Gravir les versants de ce vallon pour atteindre le bout de la toundra détrempée. Quelques franges de roches noirâtres surgissent par endroits. Sous mes rangers, les poussières de tuf se volatilisent dans l’air vif. Bientôt des plissures, bordées de mottes. Du givre, voire de la neige humide, s’immisce lentement entre elles. Jusque-là, tout paraît simple tant la pente monte avec douceur vers ces courbes de niveau rapprochées sur ma carte qui définissent le bord du cratère. Le vent et la bruine me fouettent le visage, coupés sur ma poitrine par la combinaison déjà testée à la lagune Hook : elle a du moins ce mérite, à défaut d’être étanche. Avec un seul sous-vêtement sous cette épaisseur de caoutchouc, je transpire déjà. Ce sentiment d’inconfort augmente peu à peu comme le vent et la neige sur mon parcours ascendant. Mes mitaines ne protègent plus guère la main qui s’agrippe au métal du piolet. Le givre raidit le bonnet que d’un geste machinal je replace sur mes oreilles. Continuer plein est – c’est-à-dire face au vent : la tourmente va cesser !
La bruine. Puis la grêle. Enfin, les flocons qui entament leur ballet fou. Ils s’accrochent à mes sourcils et parfois fondent sur mes yeux mi-clos. Ils glissent entre le bandeau de mon cou et ma chemise, s’accumulent sur la sacoche photo qu’il n’est plus question d’utiliser. Mon pied cherche à se poser entre les rares buissons bas et les roches que la neige recouvre toujours plus, jusqu’à ma cheville maintenant. Toi, l’Aniakchak, au moins, tu te mérites. Mais je t’aurai ! J’en ai vu d’autres, tu sais !
Au moment où je lâche bruyamment ces mots, je prends conscience que je n’y vois quasiment plus. À quelle vitesse souffle-t-il, ce vent auquel je tiens tête ? Voilà quatre jours qu’il souffle, il devrait s’arrêter ! “Du calme, vieux, c’est relâche aujourd’hui : c’est quand même pas le solstice d’hiver à Shemya !” Au sujet de cette île, j’avais lu que le 21 décembre 1959, le vent se maintint à plus de 222 km/h : record d’Alaska – et de l’hémisphère Nord ?
Au moins, plus besoin de sortir la boussole, il suffit de prendre le vent debout ! Dans une tempête de neige, c’est un avantage, en matière d’orientation seulement : le premier réflexe d’un homme dans la tourmente est de lui tourner le dos, au risque de perdre le cap en quelques minutes. Et jusqu’au plus évident, comme celui qui consiste à rejoindre un refuge depuis ses feuillées… Ma boussole devenue inutile, je dois maintenant ployer l’échine tant le vent s’acharne contre moi. Tête baissée, doigts cramponnés au piolet, je m’arc-boute de plus en plus. C’est alors que je vois ma combinaison s’ouvrir à hauteur des cuisses : les coutures à chaud du plastique se décollent sous l’effet du frottement. Pas question de me changer : je ne pourrais sortir un vêtement du sac sans qu’il m’échappe.
Depuis combien d’heures ma lutte dure-t-elle ? La tempête s’est lentement révélée dans toute sa terrifiante ampleur. L’aurais-je deviné, que jamais je n’aurais tenté l’affrontement. Le volcan m’a attiré dans son piège, ce dernier va-t-il se refermer dans le cratère où je devrais enfin parvenir ? Les pentes, quoique à peine discernables, se font plus raides. Je cherche les lignes de crête de leurs plissures où la neige est moins profonde. Mais de l’une à l’autre, je sombre jusqu’au genou, parfois entre des rocs. Une bourrasque me contraint à l’attente pour me relever. Je comprends soudain que ce sera pire à l’intérieur du cratère dont la dépression de 30 kilomètres de circonférence est bien trop vaste pour y espérer la moindre accalmie. Les masses d’air du golfe d’Alaska s’engouffrent sans nul doute dans les gorges du torrent Aniakchak, issu du lac Surprise. Cet accélérateur doit rendre la caldeira aussi folle que ses versants d’accès. Et pour me blottir contre un rocher, encore faudrait-il pouvoir le dénicher, la neige étant vraisemblablement plus profonde à l’intérieur, et plus aveuglante encore. La situation empire à chaque pas. Une main emmitouflée sur le piolet, l’autre protégeant mes parties qu’un vêtement en lambeaux a l’idée saugrenue d’exposer, je lutte, plié contre les éléments. Comédie ou tragédie, c’est en tout cas la fin d’un acte. Si je te vainquais, que verrais-je de ta sauvage beauté, ô Aniakchak ? Que goûterais-je derrière l’écran opaque tendu sur tes splendeurs ? En Grèce, l’Olympe lui-même s’était refusé de façon moins altière à ma visite hivernale.
Deux fois le vent m’a bousculé, renversé, poussé en contrebas. Aux gifles que j’encaisse depuis des heures succèdent les coups. Je le sens, je le sais : le bord du cratère est là, le terrain va s’abaisser… “Oui, tu vas t’abaisser !” Un hurlement, plus long, répond à mes injonctions. La bourrasque me retourne, m’emporte, me jette à terre et me roule sur 20 mètres. Lorsque, naufragé d’un océan de neige, je relève la tête, c’est dans sa direction que je ramasse mon corps : j’abandonne. Gare à ne pas être emporté par l’élan que le vent imprime à mon dos. Retenir le pied dans les rochers invisibles. Traverser des torrents imprévus et grossis par les intempéries. Forcer le fouillis des aulnes que j’atteins enfin. Prendre conscience que je me suis déporté trop au nord. Patauger dans les marécages dont mes yeux écarquillés cherchent les contours. Et, à la nuit, marcher des heures vers les lumières de l’aéroport qui n’en finissent pas de reculer. Se prendre les pieds dans les arbustes et les herbes de la toundra, chuter dans ses trous. Visage contre terre, je recouvre mes esprits. Il faut à tout prix rouvrir les yeux, ne pas s’endormir, se relever et, titubant d’épuisement, continuer. C’est ma troisième déroute en Alaska – et la plus terrible…
Vigile et vigie, j’atteins les premières habitations par-delà la dernière rivière. Surtout ne pas réveiller les chiens de garde. J’aborde la piste et retrouve le carrefour de la maison de John et Annie. Mais je m’égare jusqu’à une autre, en construction sur la toundra. Incroyable : j’ai raté les vives lumières de la première que j’ai dû longer sur ma droite. Je coupe vers elles. La maison est endormie. La porte du vestibule du sauna est ouverte, mais pas celle du vestiaire encore chauffé. Je sors le matelas-mousse et me déshabille à grand-peine. Il n’est pas un endroit de mon corps qui ne soit douloureux : les yeux rougis, les joues pelant sous l’effet du gel, le cou affligé d’un terrible torticolis, l’extrémité des doigts hypersensibilisée, les muscles des cuisses tétanisés, les pieds enflés – et une fatigue incommensurable. Il est 3 heures du matin, j’ai marché et lutté vingt heures : je ne parviens pourtant pas à m’endormir. Mon corps n’est qu’une plainte, celle du mauvais temps, du blizzard et de l’ouragan sur la Péninsule. Malin clin d’œil d’un volcan impitoyable. Cratère clos de l’Aniakchak. Revanche de la Terre primordiale. »
(p. 352-355)

Dans la splendeur de la chaîne de Brooks (p. 83-87)
L’Indienne aux yeux pers (p. 181-186)
Extrait court
© Transboréal : tous droits réservés, 2006-2024. Mentions légales.
Ce site, constamment enrichi par Émeric Fisset, développé par Pierre-Marie Aubertel,
a bénéficié du concours du Centre national du livre et du ministère de la Culture et de la Communication.