
La « saga des groenlandais » :
« Durant l’automne, on commençait à inspecter les barques pour la saison hivernale. La réputation de Jón l’avait précédé : les hommes affectés à la pêche lui parlaient avec déférence et lui demandaient des conseils. Entre marins du fjord, on se connaissait. Jón avait déjà croisé leurs canots en mer, et l’on s’était parfois retrouvé sur quelque îlot pour y partager son casse-croûte. Le nouveau venu fut heureux de constater qu’il ne semblait pas y avoir de hiérarchie ou de concurrence parmi les pêcheurs. Il répondait volontiers aux questions, tout en s’informant sur les lieux de pêche fréquentés par les gens de Helgafell.
Jón passait tout son temps libre dans le scriptorium, où il pouvait consulter les documents qu’il voulait. Il avait dévoré la Saga des Groenlandais et la Saga d’EirÃkur le Rouge, des textes qui lui donnaient enfin accès à l’histoire détaillée de la colonisation du Groenland par les Vikings islandais. À l’époque, EirÃkur le Rouge, fils de Thorvaldur, avait été condamné au bannissement, pour une affaire de meurtres, lors du thing de Thórsnes – là même où Jón avait été jugé cinq siècles plus tard. EirÃkur, qui habitait sur l’île d’Öxney dans le Breidafjord, à la suite d’un premier bannissement, était alors parti vers un mystérieux pays du couchant, déjà aperçu par des marins égarés. Après trois hivers passés là-bas, il était revenu en Islande afin de convaincre les gens de venir coloniser cette terre, qu’il avait appelée “Groenland”. Pas moins de vingt-cinq bateaux étaient partis du Breidafjord et du Borgarfjord. Seulement quatorze avaient rejoint leur destination. Mais la colonie était lancée, répartie en deux habitats principaux : les Établissements de l’Est, où EirÃkur avait bâti sa ferme, et les Établissements de l’Ouest, un peu plus loin sur la côte.
Jón regardait au-dehors par une fenêtre mal ajustée du scriptorium. La brume s’était posée sur le monastère. Il s’était imprégné de cette histoire, celle de sa terre natale. La suite, il en connaissait tous les détails. Les colons fraîchement établis s’étaient embarqués dans plusieurs voyages au-delà du Groenland, vers l’ouest et le sud, où ils avaient découvert de nouveaux pays : le Helluland, le Markland et le Vinland11. Ces terres avaient été approchées une première fois par un bateau islandais perdu dans le brouillard, mais c’était Leifur l’Heureux, fils d’EirÃkur le Rouge, qui en avait fait la véritable exploration. Lui et ses hommes avaient hiverné dans leurs baraquements nouvellement construits au Vinland. Dans la foulée, d’autres expéditions avaient suivi. Ainsi, le grand navigateur Thorfinnur Karlsefni, fils de Thórdur Tête-de-Cheval, s’était installé durant trois hivers dans les baraquements de Leifur au Vinland. Mais il avait pris le chemin du retour suite à des échauffourées avec des Skrælingar, qui étaient bien plus nombreux là-bas qu’au Groenland. Par la suite, on avait abandonné ces tentatives de colonisation, même si l’on faisait parfois des voyages au Markland afin de s’y approvisionner en bois.
Jón fit part à Helgi des échos qu’il avait entendus à Bristol, sur les quais ou dans les tavernes. Des Anglais, des Portugais prétendaient avoir vu des terres lointaines, souvent brumeuses, de l’autre côté de la mer. Il déclara au moine :
— Ces terres du couchant ne sont peut-être pas très loin de celles qui ont été découvertes par nos ancêtres. Mais il y a d’autres pays qui vont sans doute bientôt mettre la main dessus. Si on avait gardé notre indépendance, on n’en serait peut-être pas là.
Helgi leva les yeux au ciel.
— Prions Notre-Seigneur pour qu’il empêche une telle injustice !
Puis il fixa Jón d’un regard curieux, dans lequel on pouvait lire une pointe d’admiration. Il se passa la main sur sa tonsure.
— Mon garçon, tes voyages et ta curiosité font que tu as acquis une compréhension du monde assez étonnante pour ton âge. Puisses-tu continuer dans cette voie !
— Qu’est-ce que tu sais des colonies du Groenland ? demanda Jón.
— Elles ont prospéré pendant des siècles. On dit qu’il y avait là-bas près de trois cents fermes. Mais depuis deux ou trois générations, nous n’avons presque plus de nouvelles. Il y a longtemps, j’ai consulté l’attestation d’un mariage célébré en 1408 dans une église groenlandaise, entre deux Islandais de passage. Ensuite, j’ai entendu parler d’un voyage effectué par Björn Thorleifsson le Riche et sa femme Ólöf, vers 1450 ou un peu avant. Je n’en connais pas les détails. Je sais seulement qu’ils ont rencontré des Groenlandais. Enfin ta mère a participé au dernier épisode, que tu connais. Un bateau chargé de réfugiés groenlandais est arrivé en Islande en 1469, il y a vingt et un hivers. C’est ton année de naissance. J’ai entendu parler de ton histoire, celle du dernier nouveau-né du Groenland.
— Est-ce que tu as recueilli le témoignage de réfugiés ? interrogea Jón.
— Ils ont dit qu’il n’était plus possible de vivre là-bas parce qu’ils avaient été abandonnés par le roi et par Sa Sainteté le pape. Ils ont parlé de manque de fourrage et de bois, et aussi de problèmes avec les Skrælingar. Mais ils n’étaient pas très bavards, surtout en présence de clercs. L’absence de prêtre et la famine ont sans doute favorisé des comportements contraires à la foi. Ils ont quand même raconté que des gens étaient restés là-bas. C’est le cas de ton père, n’est-ce pas ?
— Oui, confirma Jón. Je ne sais pas ce qu’il est devenu.
— Personne ne sait ce que sont devenus les Groenlandais.
Jón se mordit la lèvre. Ainsi, on pouvait laisser se perdre la trace d’un peuple. Un peuple dont son père faisait partie. Le destin des Groenlandais était un mystère. »
Naviguer à l’estime (p. 133-137)
Des runes éloquentes (p. 463-468)
Extrait court
« Durant l’automne, on commençait à inspecter les barques pour la saison hivernale. La réputation de Jón l’avait précédé : les hommes affectés à la pêche lui parlaient avec déférence et lui demandaient des conseils. Entre marins du fjord, on se connaissait. Jón avait déjà croisé leurs canots en mer, et l’on s’était parfois retrouvé sur quelque îlot pour y partager son casse-croûte. Le nouveau venu fut heureux de constater qu’il ne semblait pas y avoir de hiérarchie ou de concurrence parmi les pêcheurs. Il répondait volontiers aux questions, tout en s’informant sur les lieux de pêche fréquentés par les gens de Helgafell.
Jón passait tout son temps libre dans le scriptorium, où il pouvait consulter les documents qu’il voulait. Il avait dévoré la Saga des Groenlandais et la Saga d’EirÃkur le Rouge, des textes qui lui donnaient enfin accès à l’histoire détaillée de la colonisation du Groenland par les Vikings islandais. À l’époque, EirÃkur le Rouge, fils de Thorvaldur, avait été condamné au bannissement, pour une affaire de meurtres, lors du thing de Thórsnes – là même où Jón avait été jugé cinq siècles plus tard. EirÃkur, qui habitait sur l’île d’Öxney dans le Breidafjord, à la suite d’un premier bannissement, était alors parti vers un mystérieux pays du couchant, déjà aperçu par des marins égarés. Après trois hivers passés là-bas, il était revenu en Islande afin de convaincre les gens de venir coloniser cette terre, qu’il avait appelée “Groenland”. Pas moins de vingt-cinq bateaux étaient partis du Breidafjord et du Borgarfjord. Seulement quatorze avaient rejoint leur destination. Mais la colonie était lancée, répartie en deux habitats principaux : les Établissements de l’Est, où EirÃkur avait bâti sa ferme, et les Établissements de l’Ouest, un peu plus loin sur la côte.
Jón regardait au-dehors par une fenêtre mal ajustée du scriptorium. La brume s’était posée sur le monastère. Il s’était imprégné de cette histoire, celle de sa terre natale. La suite, il en connaissait tous les détails. Les colons fraîchement établis s’étaient embarqués dans plusieurs voyages au-delà du Groenland, vers l’ouest et le sud, où ils avaient découvert de nouveaux pays : le Helluland, le Markland et le Vinland11. Ces terres avaient été approchées une première fois par un bateau islandais perdu dans le brouillard, mais c’était Leifur l’Heureux, fils d’EirÃkur le Rouge, qui en avait fait la véritable exploration. Lui et ses hommes avaient hiverné dans leurs baraquements nouvellement construits au Vinland. Dans la foulée, d’autres expéditions avaient suivi. Ainsi, le grand navigateur Thorfinnur Karlsefni, fils de Thórdur Tête-de-Cheval, s’était installé durant trois hivers dans les baraquements de Leifur au Vinland. Mais il avait pris le chemin du retour suite à des échauffourées avec des Skrælingar, qui étaient bien plus nombreux là-bas qu’au Groenland. Par la suite, on avait abandonné ces tentatives de colonisation, même si l’on faisait parfois des voyages au Markland afin de s’y approvisionner en bois.
Jón fit part à Helgi des échos qu’il avait entendus à Bristol, sur les quais ou dans les tavernes. Des Anglais, des Portugais prétendaient avoir vu des terres lointaines, souvent brumeuses, de l’autre côté de la mer. Il déclara au moine :
— Ces terres du couchant ne sont peut-être pas très loin de celles qui ont été découvertes par nos ancêtres. Mais il y a d’autres pays qui vont sans doute bientôt mettre la main dessus. Si on avait gardé notre indépendance, on n’en serait peut-être pas là.
Helgi leva les yeux au ciel.
— Prions Notre-Seigneur pour qu’il empêche une telle injustice !
Puis il fixa Jón d’un regard curieux, dans lequel on pouvait lire une pointe d’admiration. Il se passa la main sur sa tonsure.
— Mon garçon, tes voyages et ta curiosité font que tu as acquis une compréhension du monde assez étonnante pour ton âge. Puisses-tu continuer dans cette voie !
— Qu’est-ce que tu sais des colonies du Groenland ? demanda Jón.
— Elles ont prospéré pendant des siècles. On dit qu’il y avait là-bas près de trois cents fermes. Mais depuis deux ou trois générations, nous n’avons presque plus de nouvelles. Il y a longtemps, j’ai consulté l’attestation d’un mariage célébré en 1408 dans une église groenlandaise, entre deux Islandais de passage. Ensuite, j’ai entendu parler d’un voyage effectué par Björn Thorleifsson le Riche et sa femme Ólöf, vers 1450 ou un peu avant. Je n’en connais pas les détails. Je sais seulement qu’ils ont rencontré des Groenlandais. Enfin ta mère a participé au dernier épisode, que tu connais. Un bateau chargé de réfugiés groenlandais est arrivé en Islande en 1469, il y a vingt et un hivers. C’est ton année de naissance. J’ai entendu parler de ton histoire, celle du dernier nouveau-né du Groenland.
— Est-ce que tu as recueilli le témoignage de réfugiés ? interrogea Jón.
— Ils ont dit qu’il n’était plus possible de vivre là-bas parce qu’ils avaient été abandonnés par le roi et par Sa Sainteté le pape. Ils ont parlé de manque de fourrage et de bois, et aussi de problèmes avec les Skrælingar. Mais ils n’étaient pas très bavards, surtout en présence de clercs. L’absence de prêtre et la famine ont sans doute favorisé des comportements contraires à la foi. Ils ont quand même raconté que des gens étaient restés là-bas. C’est le cas de ton père, n’est-ce pas ?
— Oui, confirma Jón. Je ne sais pas ce qu’il est devenu.
— Personne ne sait ce que sont devenus les Groenlandais.
Jón se mordit la lèvre. Ainsi, on pouvait laisser se perdre la trace d’un peuple. Un peuple dont son père faisait partie. Le destin des Groenlandais était un mystère. »
(p. 288-292)
Naviguer à l’estime (p. 133-137)
Des runes éloquentes (p. 463-468)
Extrait court
