Interviews


Camprafaud, Ferrières-Poussarou – Hérault (France)
Année 2016
© Ferdinand Bideau

Michel-Cosme Bideau – Doux chaos khmer
propos recueillis par Émeric Fisset

Archives des interviews

Quels liens entretenez-vous avec l’Asie du Sud-Est et le Cambodge en particulier ?
Des liens d’amour profonds puisque mon épouse est birmane et que nous avons un enfant de 4 ans. Je reviens juste d’Asie du Sud-Est, où j’ai passé cinq mois d’affilée. On y trouve une profusion d’humanité qui me manque dans d’autres régions du monde. Très jeune, j’ai vécu plusieurs années en Inde, quand ce sous-continent était à la mode. Je n’ignore pas qu’au sens géographique strict l’Union indienne n’en fait pas partie mais on y rencontre aussi cette abondance d’humanité, c’est le moins qu’on puisse dire. Je présente d’ailleurs une morphologie asiatique, bien que 100 % gaulois : petit postérieur, membres frêles, etc. Quant au Cambodge, comme l’affirme « le meilleur photographe de guerre du monde » dans mon livre : « C’est ce qui se fait de mieux en Asie du Sud-Est. » Singapour, la Malaisie ou Hongkong sont beaucoup trop modernes pour y voyager par plaisir ; l’Indonésie est vaste, très contrastée et non dénuée d’intérêt mais, globalement, c’est un pays dur où l’on est sans arrêt sur la défensive ; la Thaïlande et les Philippines restent intéressantes mais déjà un peu trop avancées à mon goût dans la « voie du progrès » ; on s’ennuie ferme dans le somnolent et opioïde Laos ; la Birmanie – ou Myanmar –, pays fascinant il y a peu, est en pleine explosion et ruée vers l’or, et je ne suis pas d’accord avec son évolution actuelle. Sa population entière y a été rendue folle par le traumatisme inouï de soixante ans de modernité, auparavant bloquée par la junte, qu’elle a dû assimiler en quelques mois. Internet, les portables, les sites de rencontre… sont en train d’y faire des ravages (mon couple n’y a d’ailleurs pas résisté). Conclusion : il ne reste que le Cambodge, surtout dans les campagnes et villes secondaires. Mais dépêchez-vous parce que, comme au Vietnam (que je n’ai pas reconnu lors de mon dernier passage), la Chine et ses millions de touristes en groupe arrivent à toute vitesse. Sous l’influence délétère de ce géant se met en place un univers hyperpollué et frénétique qui fait carrément peur. Hélas, « le pittoresque, c’est la misère des autres » et le développement ultrarapide et incontrôlé des pays d’Asie du Sud-Est, la perte de tous leurs repères et même du bouddhisme, leur alignement sur les standards internationaux et la société de consommation la plus vulgaire est en train de les rendre moins passionnants à visiter.

Avez-vous vécu le coup d’État de Hun Sen ?
Hélas non ! Je suis arrivé juste après. J’ai trouvé un petit royaume de poche saisi par une euphorie frondeuse dont je suis immédiatement tombé amoureux. C’était l’époque où le pouvoir, qui avait montré le mauvais exemple en recourant à la violence, avait du mal à tenir la jeunesse. Tout le monde parlait des événements qui venaient d’avoir lieu et j’ai recueilli quantité de déclarations spontanées de Cambodgiens ou d’expatriés. J’ai aussi observé ce que le danger avait produit sur les gens et comment cela avait soudé les bandes d’amis, une compréhension réciproque et des liens plus forts qu’en aucune autre circonstance. Pour moi, c’était nouveau et très frappant. C’est un des thèmes du livre, avec l’adoption de bébés « sur étagère » par d’incroyables agences américaines (ou par des couples français bien sous tous rapports) et le romantisme guerrier. Chaos khmer, Coup d’État au Cambodge est une fiction ultraréaliste, sa tension va crescendo selon un code romanesque, mais tout repose sur des faits très réels, et mêmes historiques. N’est-il pas plus fort de réaliser une synthèse à partir de centaines de témoignages sur un événement qu’on n’a pas vraiment vécu, par regret lancinant justement de ne pas s’être trouvé sur place à la seconde « S » du jour « J », que simplement raconter ce que j’aurais pu voir de ma fenêtre ? Une anecdote : quand Françoise Sagan, à 19 ans je crois, a présenté le manuscrit de Bonjour tristesse, son éditeur lui a demandé si elle avait vécu cette histoire d’un été au bord de la mer avec son père et sa maîtresse. « Non », a-t-elle répondu. « Alors je vais vous publier, a décidé l’éditeur à cet instant, parce que vous allez m’écrire d’autres livres, que les lecteurs vont vous suivre, que vous êtes un écrivain, ce que vous ne seriez pas si vous vous étiez contentée de tenir votre journal comme une petite fille. »

Comment avez-vous « créé » tous ces personnages et procédé pour que le lecteur s’y attache ainsi ?
Je n’ai rien créé du tout parce que tous les personnages existent réellement. Mahé, Spin ou Sarun, par exemple, sont présentés sous leurs noms authentiques parce que je sais qu’ils vont s’en montrer fiers. Pour d’autres, je leur ai attribué des pseudonymes afin de ne blesser personne. Si vous trouvez que les personnages sont attachants, cela me fait plaisir, je suis moi-même très attaché à eux dans la vraie vie. Si cela se ressent dans le texte, c’est qu’ils vivent un moment exceptionnel qui ralentit le temps en l’accélérant, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes, commun aux guerres ou aux événements historiques. Vous savez, un de ces moments où tout le monde se rappelle ce qu’il était en train de faire « quand c’est arrivé ». Faire vivre cette intensité au lecteur, c’était mon but quand j’ai commencé d’écrire ce livre, très technique, avec un plan alterné et des résonances continuelles. L’évolution spectaculaire des personnages entre le début et la fin, à cause du surgissement du coup d’État dans leur quotidien, leur confère aussi de l’épaisseur et doit jouer un rôle dans cet attachement. De même que les contrastes abyssaux entre eux. Phnom Penh recèle plusieurs de ces lieux fabuleux où l’homme le plus pauvre du monde peut rencontrer le plus riche et devenir son meilleur ami. Par ailleurs, le thème principal reste l’adoption de prétendus orphelins au Cambodge, un sujet émouvant en lui-même, où les hommes se montrent sous leur visage le plus attachant parce qu’ils font un « don » capital qui va jusqu’à leur identité. Donc nul procédé de ma part, je n’ai fait que transcrire le réel d’une époque attachante saisie à un moment rare, comme un arrêt sur image, une photo en somme.

N’éprouvez-vous pas une forme de fascination pour les bas-fonds et les turpitudes humaines ?
Si, bien sûr, pas vous ? Il n’y a rien à écrire sur les rigoristes straight et les fonctionnaires carrément stables, leur vie tout entière, et même leur trépas, à 98 ans sous assistance respiratoire, n’intéresse personne. On ne parle pas non plus des trains qui arrivent à l’heure ni des bovins élevés en batterie. La vie déréglée des gens des « bas-fonds » est intéressante dans la mesure où ils voient le réel avec une lucidité sans pareille, que la routine dissimule aux autres. Il leur arrive aussi infiniment plus d’incidents et de drames chaque jour qu’aux « normaux ». Je connais des gens dont le récit d’une seule journée, qu’eux vont trouver banale, ordinaire, pourrait fournir la matière d’un roman de taille normale. Qui prétend écrire doit cultiver de telles amitiés. Trafiquants de drogue, prostituées ou simples flics, ces marginaux sont souvent très amusés et fiers de voir une portion de leur vie intense publiée dans un livre. Ceux qui m’en veulent à mort sont au contraire les fourmis dont je ne peux rien faire, qui n’ont rien à me raconter, anonymes, indifférenciés et du coup croyant se reconnaître partout.

Quels livres et personnages littéraires ont inspiré votre propre travail d’écriture ?
Je me situe à équidistance du Voyage au bout de la nuit de Céline et de Lolita de Nabokov, ce dernier dans la traduction-adaptation en français de Kahane. Récemment, Gallimard a commis l’incroyable faute de goût de faire retraduire Lolita ! Nabokov ne l’aurait évidemment pas autorisé : il parlait un français parfait et avait collaboré de très près à la traduction de Kahane. On disait d’ailleurs qu’elle était supérieure à la version anglaise originale. Résultat : on ne trouve plus Lolita à acheter en neuf dans sa vraie version française. Il est urgent de le republier.
Le Voyage au bout de la nuit m’a été offert par ma mère alors que j’avais une quinzaine d’années. Je ne m’en suis jamais remis et le relis périodiquement. J’ai évidemment essayé de lire les autres titres du même auteur. En dehors de Mort à crédit, je n’y arrive pas. Tout le reste me semble illisible. Céline se copie lui-même sans jamais y parvenir. Il paraît qu’en plus il est ensuite devenu antisémite… Je n’ai pas eu l’occasion de m’en apercevoir. Une seule certitude : dans le Voyage on ne trouve pas le moindre relent de ce genre ignoble, même entre les lignes et au dix-huitième degré. Il est évident qu’il y a deux Céline : le pur génie qui a écrit le Voyage et un boutiquier assommant qui aurait dû mourir trente ans plus tôt. Le même phénomène, mais moins marqué, se rencontre chez Nabokov : en dehors de Lolita, le premier ouvrage qu’il a écrit en anglais, point de chef-d’œuvre. Il avait publié sans succès une demi-douzaine de romans en russe auparavant : très moyens. Le moins mauvais est La Méprise. Après la diffusion planétaire de Lolita, Nabokov a continué en anglais avec Ada : une énorme erreur ; et Pnine : bof. Ce phénomène m’inquiète : comment peut-on devenir aussi mauvais après avoir été si bon ? Le gros succès populaire stériliserait-il ? Par bonheur, jusqu’ici j’ai été préservé de cet écueil…
Je me rappelle avoir lu une estimation qui prétendait que les meilleurs auteurs n’écrivaient jamais que 1,4 excellent ouvrage dans toute leur carrière. En y réfléchissant, c’est assez pour justifier une vie… Vous avez de la chance, pour moi c’est celui-ci : Chaos khmer.
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