Interviews


Sur le pont Chaban-Delmas à Bordeaux – Gironde (France)
Année 2015
© Jean-Pierre Muller

Jordane Bertrand – Cher amour d’une île
propos recueillis par Élise Le Fourn

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Qu’avez-vous ressenti en posant le pied pour la première fois sur l’île de Mozambique ?
Je m’y suis rendue peu après mon arrivée dans ce pays où je venais de m’installer pour travailler comme journaliste. Et pour être franche, la première fois, je n’y ai pas compris grand-chose… Cette île, qui n’en est plus vraiment une depuis qu’un pont la relie au continent, est minuscule : 3 kilomètres de long sur 500 mètres de large, autant dire qu’on peut en faire le tour en une journée. Ce que j’ai d’ailleurs fait. Certes, le décor de cette véritable cité insulaire était fascinant : les monuments historiques (forteresse, palais, maisons de commerce, etc.), pour beaucoup en ruines, le quartier du macuti (ville de palmes) très vivant, la beauté de l’océan Indien… Mais mon portugais était encore hésitant, il me manquait la rencontre avec les gens. Ce qui s’est produit au cours de mon deuxième séjour que je considère comme ma véritable « arrivée ». C’est par les rencontres que j’ai compris l’importance historique de cette île sur la route de l’Inde à l’époque des Grandes Découvertes d’abord, puis à l’époque de la traite négrière, que j’ai saisi l’ancienneté de son métissage (Afrique, péninsule Arabique, Europe, Inde), que j’ai compris pourquoi elle avait donné son nom au pays, que je me suis laissée entraîner dans un tourbillon d’histoires individuelles et collectives que les habitants ont bien voulu me confier au fil de mes différents séjours…

Quel lien entretenez-vous avec le Mozambique où vous avez vécu plusieurs années ?
J’ai voyagé dans une trentaine de pays en Afrique, mais c’est au Mozambique que j’ai vécu le plus longtemps (quatre ans). Évidemment, pour cette raison, il reste particulièrement cher à mon cœur. À la croisée de l’Afrique australe et orientale, tourné vers l’océan Indien, et donc vers l’Asie, marqué par l’influence portugaise, mais aussi par la période de la guerre de libération nationale : voilà quelques-unes des particularités de ce vaste pays. J’ai beaucoup aimé le découvrir dans sa diversité lorsque je travaillais là-bas comme journaliste. Et puis, il y a toutes les amitiés que j’y ai nouées. En ce moment, malheureusement, des tensions politiques ressurgissent… Il y a plus de dix ans, j’avais écrit de nombreux articles sur la consolidation du processus de paix après la longue guerre civile (1976-1992) qui avait ravagé le pays sur fond de guerre froide. Après mon départ, de très importantes réserves de gaz et de pétrole ont été découvertes dans le Nord. Sans surprise, les tensions ont commencé à s’exacerber à ce moment-là.

« Les îles nous ensorcellent », écrivez-vous. Y a-t-il d’autres îles que celle de Mozambique qui vous fascinent ?
Ce que je veux dire par là, c’est que je me suis justement toujours méfiée du mythe de l’île. En tout cas de l’île déserte, avec ses plages de sable blanc et ses rangées de cocotiers. Au bout de deux jours, en général, on s’y ennuie ferme. Mais dès que des hommes y ont élu domicile, venus là par « le naufrage, le goût de l’aventure ou la fuite devant l’oppresseur » comme l’écrit Odette du Puigaudeau, cela revêt un tout autre intérêt. L’île de Mozambique est une véritable cité insulaire qui a vu passer nombre de voyageurs illustres (le navigateur Vasco de Gama, le poète portugais Luìs de Camões, le prêcheur saint François-Xavier, des marchands arabes s’y étaient installés dès le IXe siècle…). Les hommes se sont adaptés à la vie sur cette île, en ont fait un lieu unique de mélanges de cultures, lui conférant un caractère très particulier. C’est cela qui m’a fascinée. Luìs de Camões, le grand poète portugais du XVIIe siècle, qui y a parachevé la rédaction de ses Lusiades, la décrivait déjà ainsi à son époque : « a pequena e unica ilha de Moçambique – la petite et unique île de Mozambique ».

Si vous deviez nous raconter un moment fort ou une rencontre ayant eu lieu sur l’île de Mozambique…
Mon livre est une succession de rencontres. Pour moi, c’est l’essence même du voyage. Aujourd’hui, il suffit de cliquer sur Internet pour « voir » le monde. Mais les satellites ne nous montrent pas comment les gens vivent, à quoi ils pensent, rêvent, comment ils voient le monde… À travers ces portraits, ces tranches de vie, j’ai voulu faire, par petites touches, un portrait plus vaste de cette île. Mais, cela reste un projet littéraire, je ne suis pas dans le récit journalistique, ethnologique ou sociologique. L’île de Mozambique et ses habitants, par je ne sais quel secret – certainement par le mélange entre le souvenir d’une histoire glorieuse révolue et une réalité actuelle plus difficile – ont pour moi un grand potentiel littéraire. Je cite souvent l’exemple d’une personnalité de l’île, que j’ai été amenée à côtoyer et dont je dresse le portrait dans le livre. Il s’agit d’un responsable d’une confrérie soufie. Il était âgé de plus de 90 ans quand je l’ai rencontré, il est décédé depuis. Il s’appelait Cheikh Amur… Lorsqu’on m’en a parlé la première fois, j’ai noté sur mon carnet « Cheikh Amour »… puisque c’est comme ça qu’on le prononce. N’est-ce pas un beau début pour un texte littéraire ?

Y a-t-il un auteur ou un ouvrage du Mozambique que vous recommandez ?
Il y a bien sûr l’auteur mozambicain Mia Couto. J’aime plus particulièrement ses premiers livres : Les Baleines de Quissico, La Véranda au frangipanier. Pour les curieux de l’épopée maritime portugaise dans ces contrées, je conseille vivement les récits de voyage historiques de la très belle collection « Magellane » chez Chandeigne. Pour les Parisiens, un tour à la Librairie portugaise et brésilienne, siège de cette maison d’édition (près du Panthéon), est un voyage dont on revient rarement les mains vides… Et plus généralement en matière de littérature lusophone d’Afrique ou sur l’Afrique, José Eduardo Agualusa (Angola), Pedro Rosa Mendes et Sandra Ferreira (Portugal).
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