Interviews


Santa Cruz del Quiché – Quiché (Guatemala)
Année 2005
© David Ducoin

Julie Baudin – Revenir, c’est mourir un peu
propos recueillis par Élise Le Fourn

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Durant deux années, vous avez traversé le continent américain du nord au sud : peut-on parler d’intégration auprès des peuples autochtones rencontrés ?
L’intégration est une notion difficile à définir. Si l’on considère qu’être accepté un temps défini au sein d’une communauté est une forme d’intégration, alors nous nous sommes intégrés relativement facilement. Nous avons dû faire face à des préjugés – les Blancs apportent des maladies, les Occidentaux volent images et ressources ; malgré cela, nous avons très rarement été rejetés. Notre volonté de venir en aide à ces peuples en découvrant leur culture et en faisant connaître leurs problématiques a été un élément central de notre démarche. Je pense que la valeur que donnent ces peuples à l’être humain et la confiance innée qu’ils lui portent est ce qui nous a permis de passer entre les mailles de leurs préjugés. Nos efforts pour tenter de nous dégager de l’image d’Occidentaux nous ont valu de très belles rencontres et même des amitiés fortes. Je sais à présent que la véritable intégration va bien au-delà de ces quelques échanges. Dans toute société, y compris la nôtre, elle est le résultat d’un long chemin fondé sur une confiance mutuelle. Je ne peux donc pas dire que, pendant deux ans, nous ayons été intégrés par les communautés indigènes. « Acceptés momentanément » serait plus juste.

Avec quels peuples avez-vous partagé les moments les plus intenses ?
J’ai été marquée par deux rencontres : celle avec les Dénés du Grand Nord canadien et celle avec les Shuars d’Amazonie. Deux rencontres très différentes, très intenses. Les Dénés m’ont impressionnée par leur force. Leur attachement à leur terre – rude à mes yeux – leur a permis de survivre et de développer une spiritualité qui m’a beaucoup touchée. J’ai partagé avec eux des moments forts, notamment au cours de cérémonies de sudation. Je leur voue une profonde reconnaissance : malgré ce que la culture occidentale et la religion chrétienne leur ont infligé, ils nous ont ouvert les portes de leur univers. Ma présence auprès des Shuars a été beaucoup plus « conflictuelle », je parle ici de conflit intérieur. Pendant mon séjour en Amazonie, j’ai à peu près souffert de tout : de la chaleur, de la nourriture, du travail épuisant en forêt. C’est là que j’ai le plus appris sur moi-même, sur mes limites et sur ma capacité à les repousser. Ils ont voulu faire de moi une « femme shuar ». Cela a été difficile sur le moment, mais aujourd’hui je les en remercie.

Vous avez choisi de vous sédentariser au Pérou. Qu’est-ce qui vous y a retenue ?
L’expatriation est un défi encore plus grand que le voyage. Nicolas Bouvier a écrit : « La vertu d’un voyage, c’est purger la vie avant de la garnir. » Pendant deux ans, j’ai purgé mon existence. Au contact des peuples indigènes et de la route, j’ai appris à valoriser les gestes les plus simples – manger, boire, dormir, aimer, rire – et à me défaire des plus superficiels. Les années qui ont suivi ce voyage m’ont offert le sentiment heureux d’être « l’indigène de ma terre ». Je me sentais connectée avec le monde qui m’entourait, guidée par une « énergie universelle ». J’ai quitté cela, je n’ai pas choisi consciemment l’expatriation, ni le Pérou. Ce que je dis aujourd’hui, je n’aurais pas pu l’exprimer à mon arrivée à Cusco. J’aurais alors probablement parlé d’amour pour les Andes, de besoin de prolonger le voyage dans la vie quotidienne, de recherche d’exotisme. Je sais à présent que, si j’ai choisi de rompre avec mon existence dans ces conditions, si j’ai choisi de bouleverser mes habitudes, c’est pour me rapprocher encore plus de moi-même. Le défi de l’expatriation, c’est de trouver l’équilibre là où tout nous pousse à tomber. Vivre au Pérou n’est pas une fin, mais une étape. Une étape psychique sur le chemin qui me conduit à moi-même.

Seriez vous prête à envisager un voyage en famille de la même ampleur que votre « odyssée amérindienne » ?
Ma fille a 2 ans et demi, et nous avons déjà voyagé avec elle à plusieurs reprises. Pour moi, ces moments sont véritablement des instants de rapprochement et de partage intense, surtout lorsque nous nous déconnectons totalement de nos vies quotidiennes. Cependant, je n’oublie pas que le voyage est un fantasme d’adulte, pas toujours fondé sur des motivations saines. Le voyage en famille est devenu à la mode, alors qu’il ne convient pourtant pas à chacun. Je pense que, en tant que parent, il faut être conscient de ce qui nous pousse à voyager. C’est notre responsabilité vis-à-vis de nos enfants : des parents heureux font des enfants heureux. Encore une fois, je citerai Bouvier : « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. » Si l’on part en voyage dans cet état d’esprit, alors je conseille le voyage en famille. Pour ma part, je pourrais effectivement envisager un long voyage avec ma famille. Les conditions seraient différentes, évidemment – notamment les moyens de transport –, mais l’esprit serait le même !

Des lectures ont-elles inspiré votre voyage ?
Oui et non. Avant le grand départ, j’avais lu beaucoup d’articles sur les peuples premiers, notamment dans la revue Ikewan de l’association ICRA dont je faisais partie. C’est après avoir pris la décision d’effectuer ce périple que j’ai commencé à lire sur les peuples d’Amérique. Le voyage au long cours était gravé si profondément en moi que c’est l’idée même de partir qui a déclenché le processus. Nous voulions voyager, sans motif. L’itinéraire s’est dessiné peu à peu dans nos esprits, jusqu’à s’imposer à nous comme une évidence. Puis, un jour, alors que j’étais au Pérou, je suis tombé sur le livre qui est devenu ma vérité : Les Sept Plumes de l’aigle, d’Henri Gougaud.
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