Interviews


Sur le pont Qasr-el-Nil – Le Caire (Égypte)
Année 2013
© Ahmed Hassan Sami

Marion Touboul – Larguer le voile et mener sa barque
propos recueillis par Émeric Fisset

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En quoi l’enquête que vous avez menée avec la photographe Françoise Beauguion rejoignait-elle vos propres préoccupations ?
J’ai 30 ans et suis issue d’une génération qui a connu un taux de divorce historiquement haut dans les années 2000. Autour de moi, les couples se séparaient. Depuis cette époque, la question du lien amoureux me hante. Pourquoi deux êtres qui ont passé une décennie ensemble se réveillent un jour comme s’ils étaient deux inconnus l’un pour l’autre ? L’amour, dans le couple, peut-il être éternel ? Comment nourrir les sentiments ? Ces interrogations ont rejoint ma vie personnelle quand, arrivée en Égypte, je rencontre un Égyptien qui, un mois après notre rencontre, m’offre une bague de fiançailles et me parle de mariage. Lui croyait en l’amour éternel et son enthousiasme, sa confiance en l’avenir, m’ont fascinée.

Quelles réticences avez-vous rencontrées auprès de vos interlocuteurs au sujet de l’amour ?
Il nous est arrivé d’aborder des familles au bord du chemin en disant que nous faisions un travail sur les traditions. Car parler d’amour de but et blanc choque, surtout dans les régions rurales. Mais une fois dans les foyers, les langues se délient très vite. Dans le Fayoum par exemple, c’est une jeune femme qui, d’elle-même, nous a raconté son incroyable histoire, son mariage avec le cousin germain dont elle était éperdument amoureuse. Elle nous a ensuite confié ses doutes, sa peur de voir ses sentiments se flétrir s’il ne la laissait pas devenir l’institutrice qu’elle rêvait d’être. De façon générale, j’ai senti un grand besoin des Égyptiens de se confier. Dans les villages comme dans le désert, les habitants n’ont guère le temps de s’épancher sur leurs sentiments. Il faut avant tout travailler la terre, gagner de quoi manger, bâtir sa maison. Notre présence et nos questions marquaient une pause dans leur vie quotidienne. Elles fournissaient l’occasion de confier un secret trop lourd à porter. Cela va de la confession d’une relation cachée avec sa voisine à l’aveu d’un viol.

La problématique de l’excision, des mariages arrangés et de la polygamie irrigue-t-elle toute la société égyptienne ?
Oui, mais à des degrés divers. L’excision, les mariages arrangés et la polygamie régissent la vie dans l’Égypte rurale. Le taux d’excision y atteint en effet 99 %. Dans ces régions reculées, rares sont les filles à épouser l’homme de leur choix. Elles doivent la plupart du temps se soumettre au souhait de leurs parents qui, parfois depuis leur enfance, complotent leur alliance avec un cousin ou un voisin dont les terres ou le nombre de vaches les font rêver. Mais étonnamment, cela n’est pas forcément synonyme de malheur et de tristesse. Nous avons rencontré de nombreuses femmes follement amoureuses du partenaire de vie choisi par leurs parents. Ce bonheur est le fruit de l’incroyable conditionnement mis en place par ces derniers pour qu’elle l’aime. Le futur gendre est dressé au rang de héros afin que leur fille l’admire et éprouve du désir pour lui. Au Caire, c’est une autre affaire. L’excision est moins présente et les mariages d’amour, et non d’intérêt, existent bel et bien. La pression familiale demeure cependant immense. À cause de la crise économique, les parents exigent du futur gendre qu’il soit propriétaire d’un appartement, ait un travail fixe et de solides économies pour payer la noce ! Des conditions souvent impossibles à réunir et qui mènent à la rupture du couple en formation avec toutes les questions que cet échec fait naître, comme de savoir si la jeune fille est encore vierge malgré le flirt.

En quoi l’islam interfère-t-il avec l’expression du sentiment amoureux ?
Plus que l’islam, ce sont les traditions qui interfèrent avec l’expression du sentiment amoureux. Il n’est pas plus difficile ou compliqué d’aimer chez les musulmans que chez les chrétiens. Certes nous avons séjourné dans un village où toutes les Égyptiennes, à partir de leur puberté, portent le niqab, c’est-à-dire le voile intégral. Pas facile de séduire et de se faire désirer dans ces conditions. Mais les villageois trouvent des subterfuges. Les jeunes hommes connaissent très bien le visage des filles de leur âge. À noter que chez les orthodoxes, il existe une tension supplémentaire dans le mariage dû à l’impossibilité de divorcer. Un copte ne se marie qu’une seule fois dans sa vie. Les musulmans, eux, savent que si leur union échoue, ils peuvent divorcer et refaire leur vie. Selon une enquête de l’Office des statistiques en Égypte, un tiers des couples divorce d’ailleurs durant la première année de mariage.

Quel souhait formulez-vous pour le pays qui a su vous retenir sept années ?
Je souhaite à l’Égypte de vivre une véritable « révolution de l’amour » qui expédierait le drame de l’excision. Je rêve du jour où tout Égyptien aura la possibilité de goûter à l’amour dans sa forme la plus authentique, loin des considérations financières. Cela me semble possible au Caire où de plus en plus de femmes travaillent, sont instruites et peuvent ainsi mener leur barque seules en s’émancipant du carcan familial. Ce seront elles le moteur du changement à travers tout le pays.
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