Interviews


Massif du Khan-Khöökhi – Uvs (Mongolie)
Année 2004
© Laurent Barroo

Marc Alaux – Mieux vaut virer mongol que tourner kazakh !
propos recueillis par Myriam Salomon

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Le fait que vous ayez accepté cet entretien est-il un héritage de la sociabilité mongole ?
La vie est une route solitaire dont les plus belles étapes sont les rencontres. Pour la joie du moment partagé mais aussi parce qu’elles forcent à être honnête sur ses désirs, son ambition, sa générosité… S’en priver rendrait l’existence encore plus brève. Rien de bien mongol là-dedans même s’il est vrai que mes vagabondages à pied dans la steppe sont marqués par la découverte d’une sociabilité touchante et enrichissante. « Qui a des amis est large comme la steppe, qui n’en a pas est étroit comme la main » est d’ailleurs un trait de la sagesse populaire mongole. L’amitié est un bien précieux indépendant de la volonté ; elle naît de l’alchimie de deux caractères. Laurent Barroo et moi avons accepté comme un don du ciel l’amitié que la nature même de nos humeurs et de nos expériences nous imposait. Plutôt que de la ménager, nous l’avons mise à l’épreuve lors d’équipées viriles de six mois dans les steppes mongoles. Elle s’en est trouvée épaissie, renforcée. Elle est devenue aussi naturelle et indispensable que le sang dans nos veines. Le récit de voyage que j’ai publié chez Transboréal, Sous les yourtes de Mongolie est pétri de cette camaraderie, née sur les bancs d’école, gonflée par la sève de l’adolescence, et qui a culminé par plus d’une année de raid à pied dans les déserts et les montagnes de Mongolie.

Quel est l’obstacle le plus difficile à franchir lorsqu’on part si loin ?
Hélas ! l’éloignement n’est plus un problème quand une poignée d’heures d’avion vous catapulte aux antipodes… Mais pour chacun de mes voyages à pied en Mongolie, j’ai tenu à me passer de sponsor, de logistique, et j’ai eu, pour seul moyen de communication et d’orientation, les courriers postés des hameaux et ma boussole avec une carte. Bien sûr, dans la steppe, l’espace – autrement dit, l’absence d’obstacle physique – forme bel et bien un obstacle, qui met votre courage et votre volonté à rude épreuve, mais le souci principal reste à mes yeux ce qui empêche de comprendre l’habitant, d’adopter son regard. Ce sont donc mes propres forces, et rien d’autre, que je convoque sur le terrain. Ainsi, la faim, la soif, la douleur, la solitude inhérents au voyage à pied deviennent des conditions inévitables auxquelles on s’habitue, qui vous imprègnent de l’ambiance du voyage, de la spécificité de la région, qui vous rendent attentif, perméable, disponible. Alors seulement, vous devenez voyageur.

Si vous deviez donner un seul conseil à un enfant ou un adolescent. Quel serait-il ?
« Vis au plus près des notions de “Liberté, égalité, fraternité” ! Souviens-toi de ces mots quand tu regardes un homme, un animal, une plante, un paysage ! C’est justement pour expliquer aux enfants que l’existence doit s’embrasser avec intelligence et passion, générosité et courage que mon épouse Stéphanie et moi publions ces jours-ci, aux éditions Belin, le roman Tamir et le Loup des steppes. Enfant, je m’imaginais aventurier moderne, mais je ne le suis pas devenu. Éprouver mon courage, mobiliser mes ressources dans une unité de corps et d’action, m’épanouir dans l’épreuve fut effectivement le rêve de l’adolescent en quête de virilité que je suis longtemps resté. Mes lectures d’enfance y sont certainement pour quelque chose : L’Appel de la forêt, Rob Roy, Moby Dick, Michel Strogoff, Robinson Crusoe, Le Dernier des Mohicans, Tristan & Yseult, Les Trois Mousquetaires, L’Île au trésor… Ce qu’on pourrait appeler « des lectures de garçon » ! Certaines valeurs véhiculées par la notion d’aventure continuent d’illuminer mon Orient intérieur mais je rejette l’appellation d’aventurier, de surcroît galvaudée de nos jours. La vie des auteurs me marque autant que leurs écrits. L’existence de Théodore Monod m’inspire ainsi depuis l’adolescence ; ses livres sont en bonne place dans ma bibliothèque pour être consultés régulièrement. Les 85 volumes de Joseph Kessel me sont aussi tous familiers mais c’est en vagabondant dans la steppe que j’aime plus particulièrement les relire.

Vos voyages se concentrent dans la steppe mongole, mais n’avez-vous jamais envie d’aller voir ailleurs ce qui se passe ? La steppe vous aurait-elle ensorcelé ?
Je suis un garçon passionné. Après une enfance bercée par l’histoire et les mythes gréco-romains, une trop longue adolescence fascinée par les rites aborigènes d’Australie et la gestuelle guerrière des danseurs zoulous, je ne pouvais que continuer de vivre avec passion. Mes voyages à pied en Mongolie et les quelques heures de lecture quotidienne que je consacre à l’étude de ce pays prolongent ces débuts curieux. Que voulez-vous ! à lire Waltari, Kessel, Loti, Mishima, Kipling, London, Stevenson, on ne se satisfait pas de ce qu’on est. C’était impératif, je me devais de porter mon regard plus loin que le Paris populaire de ma jeunesse. Ma passion pour la Mongolie ne restreint pas mon regard à la steppe : étudier l’histoire de la Mongolie, c’est s’intéresser au pastoralisme centrasiatique, à l’Europe médiévale, à l’expansionnisme nippon des années 1930, à la Chine et à la Russie contemporaines, au bouddhisme tibétain… L’actualité mongole incite quant à elle à découvrir les enjeux de la mondialisation et des énergies fossiles, la question des nationalismes et de l’émigration, la notion d’identité nationale. Et puis, la Mongolie est aussi pour moi un prétexte, un alibi pour me familiariser avec tous les modes d’expression : genres littéraires, musicaux et cinématographiques, arts graphiques… Ma passion pour la Mongolie m’ouvre au monde comme la steppe ouvre sur les paysages voisins. Pour finir, qui a dit que je ne m’intéressais qu’à la Mongolie ? Mon emploi à Transboréal me conduit à lire sur tous les pays ; et sur mon temps libre, je dévore Kazantzákis le Grec, Rong le Chinois, Coloane le Chilien, Kemal le Turc, Hesse l’Allemand, Steinbeck et Conrad…

Pensez-vous que pour vivre heureux, il faut vivre caché ?
Fasciné par les ermites, je l’ai cru, et cette idée ne doit pas être complètement morte en moi. Mais gaspiller son énergie à se cacher du monde conduit à passer à côté de la vie. À chacun de défricher son champ, d’inventer sa voie, dans la foule ou la solitude, en créant en lui le refuge nécessaire à son repos, l’espace nécessaire à son épanouissement. Mon jardin secret, ce sont les rêves qui, chaque matin, me poussent à me lever à l’aube en disant « Vite, la vie n’attend pas ! »
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