Interviews


Pré Peyret, réserve naturelle des hauts plateaux du Vercors – Isère (France)
Année 2019
© Léopoldine Leblanc

Agnès Guillemot – Écrire, broder, tout est là !
propos recueillis par Émeric Fisset

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Comment en êtes-vous venue à pratiquer la broderie ?
Par hasard. À une période où je cherchais à m’épanouir autrement que par mon métier d’éditrice, je me suis inscrite innocemment à un stage de broderie dispensé par une professeur aussi joyeuse que pédagogue. Grâce à elle, j’ai compris qu’on pouvait être aussi libre avec un tissu, du fil et une aiguille qu’avec une feuille de papier et un crayon. La broderie n’était donc pas seulement cette activité vieillotte où l’on reproduit fidèlement un modèle pour passer le temps, avant de passer à l’ouvrage suivant ; je venais de découvrir un fabuleux moyen d’expression artistique, plastique, poétique même, et ce fut une petite révolution intérieure pour moi, l’« intellectuelle » que j’étais, plus habituée à tenir un stylo qu’une aiguille.

La broderie est un art avant tout visuel. Comment l’avez-vous restituée par les mots ?
C’était là tout le défi, et l’un de ceux qui m’ont motivée à écrire. Comment raconter en noir sur le blanc du papier une œuvre où les couleurs, les matières, les jeux de lumière sont si essentiels… J’ai tenté d’utiliser les mots comme un peintre dispose des touches de peinture, de reproduire le mouvement de l’œil qui balaie puis détaille ce qu’il a devant lui. J’ai aussi été attentive à rendre la texture d’une broderie – douce ou rêche, moelleuse ou cassante –, les bruits de l’atelier – le fil qui passe dans les fibres du tissu, le cliquetis des strass, les mains qui frôlent l’ouvrage… Travail laborieux et vain par définition, mais passionnant !

De quelles qualités doit-on faire preuve pour broder et quelles qualités cette pratique développe-t-elle ?
Je serais tentée d’affirmer que la broderie ne requiert aucune qualité : quiconque possède des mains et des yeux à peu près en état de marche peut se lancer dans cet artisanat et s’amuser avec du fil, une aiguille et du tissu, outils modestes et légers. La patience va de pair avec la volonté d’aller au bout de quelque chose, en broderie, en écriture comme en tout ! Il en va autrement pour qui souhaite en faire son métier : dans ce cas, il faut avoir « l’œil », posséder cet art inné de savoir exactement où piquer son aiguille pour obtenir l’effet souhaité – la pointe parfaite d’une feuille, l’arrondi harmonieux d’une volute, le plumetis léger d’éclats percés posés sur un voile de mariée en tulle. Or on en dispose ou pas. Après, tout se travaille et se perfectionne, dans l’art d’orner comme dans celui d’écrire…

Y a-t-il une origine géographique à la broderie et quelles sont les témoignages historiques de « l’art d’orner » ?
Le problème de la broderie est que son support textile ne se conserve pas ou mal. Impossible donc d’être certain de la date et du lieu où fut produite la première broderie. Quelques pièces brodées ont toutefois été retrouvées en différents points du globe, au Danemark, au Tadjikistan, dans l’Altaï ou bien en Égypte, dans la tombe de Toutankhâmon vieille de plus de trois mille ans. Les textes antiques grecs et romains, les versets bibliques ainsi que les bas-reliefs perses et les mosaïques byzantines témoignent aussi de l’usage ancestral de la broderie dans le monde entier. En Occident, un des plus célèbres vestiges de broderie est la « tapisserie » de Bayeux, réalisée entre 1066 et 1077, qui raconte en images la bataille de Hastings sur près de 70 mètres de long.

À quelles sources littéraires et artistiques votre ouvrage fait-il appel ou écho ?
Impossible de ne pas citer Le Rêve de Zola, l’un des volumes des Rougon-Macquart dont l’intrigue se développe dans le monde des brodeurs ecclésiastiques et qui est d’une précision documentaire impressionnante. Je citerai aussi Au Bonheur des Dames, pour les descriptions gourmandes et sensuelles des tissus, des matières, des couleurs… D’une manière générale, l’art et la littérature convoquent la broderie pour illustrer les thèmes de la féminité voire du féminisme, de la transmission, de la famille, du rapport au temps, de la sacralité, de la magie et de la sorcellerie. Je pense à Annette Messager et Louise Bourgeois bien sûr, mais aussi à Fanny Viollet, Nadja Berruyer, Anouk Grinberg, et tant d’autres… Enfin, j’ai tenté d’ouvrir l’horizon en m’appuyant sur le magnifique texte de Jean Giono, Les Vraies Richesses, qui restitue avec poésie ses lettres de noblesse au travail manuel.
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