Interviews


Au village de Boubonitsy sur le plateau du Valdaï, chez Valentin Pajetnov, l’auteur de L’ours est mon maître – district de Toropets, oblast de Tver (Russie)
Année 2015
© Olga Gauthier

Yves Gauthier – Un Golde en or
propos recueillis par Agnès Guillemot

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Pourquoi avoir entrepris de retraduire Dersou Ouzala ?
Pour réparer une injustice : la traduction existante, vieille de quatre-vingts ans, ne représentait qu’un tiers du texte original, car elle partait d’une édition abrégée, une édition digest. Mon intention n’était pas de faire mieux que mon prédécesseur, mais de rendre au livre son contenu initial. Je me suis inscrit dans un travail de restauration. Même les éditions soviétiques et russes prétendues « intégrales » souffraient de mille coupures pour des raisons diverses : éditoriales, par souci de « simplification », mais aussi politiques, pour cause de censure. Il y avait en effet beaucoup de thèmes ou personnages indésirables aux yeux des gardiens de la morale soviétique : vieux-croyants schismatiques en rupture de ban social, considérations philosophiques sur l’animisme ou la religion, dénonciation du pillage des ressources naturelles, des pratiques barbares de la chasse ou de l’exploitation des forêts, portraits d’aventuriers louches, braconniers, orpailleurs, malandrins, etc., critique de la colonisation. La première édition russe conforme au texte d’origine remonte à 2007. Dès lors, j’ai voulu la faire vivre en français. L’année du centenaire de la première publication était un moment symbolique à saisir. C’est un roman culte qui a nourri l’imagination de plusieurs générations de lecteurs russes. Les ouvriers qui travaillent aujourd’hui à restaurer Notre-Dame éprouvent, j’imagine, un sentiment semblable au mien, celui d’œuvrer à la renaissance d’un moment de légende. Dersou est une cathédrale littéraire.

Quelles difficultés et joies avez-vous rencontrées durant votre travail sur ce texte monumental ?
La joie de servir un grand texte, de fêter par mon travail les 100 ans de Dersou ; la joie de chercher et parfois de trouver les mots justes pour peindre la nature ; la joie – un peu égoïste – de m’associer au destin d’un livre de légende. Quant aux difficultés… La première était de respecter l’esprit de la narration : sobre, mais riche ; personnel, mais pudique, loin du moi je de nombreux narrateurs aventuriers ; soigné et classique, mais toujours proche du récit oral, car Arseniev racontait ses histoires avant de les écrire. La deuxième difficulté était de rester fidèle à la rigueur scientifique de l’auteur qui voulait être un explorateur savant : pour lui, explorer c’était nommer – les minéraux, les végétaux, les animaux… jusqu’au moindre brin d’herbe. En homme de son siècle, Arseniev voulait servir la science. Enfin, la troisième difficulté était de mettre dans la bouche de Dersou, de l’ethnie golde (dite aujourd’hui nanaï, issue de la famille toungouse), un langage conforme à son sabir sibérien, à son parler indigène : ne pas le rabaisser à un « petit-nègre » dégradant, ne pas non plus le faire parler comme un livre…

Qu’incarnent pour vous les personnages antagoniques mais inséparables de Dersou et d’Arseniev ?
La rencontre d’un humaniste et d’un animiste ! Et la naissance d’une amitié inouïe. La littérature connaissait l’amitié de Montaigne et de La Boétie, mais ceux-là étaient d’un même monde. Dersou et Arseniev, c’est la rencontre d’un enfant de la « société primitive » avec un enfant du monde moderne, « civilisé ». Il se noue entre eux un lien de complicité, de compréhension, d’admiration, d’affection, de respect. Chacun des deux apprend à l’autre et apprend de l’autre. Deux « âmes sœurs », comme Arseniev l’écrit noir sur blanc. Cette amitié nous montre que la modernité peut et doit s’abreuver à la source des peuples premiers. L’humanité est une.

En quoi cet ouvrage paru il y a cent ans résonne-t-il encore aujourd’hui ?
En raison de son actualité : les feux de forêt d’origine humaine, le massacre de la faune par le braconnage, le déboisement, le pillage des ressources, l’acculturation des peuples indigènes, les menaces anthropogènes sur le monde sauvage, la peur de voir la planète s’abîmer… j’avais parfois l’impression de traduire un journal en date d’aujourd’hui. Mais aussi en raison de sa richesse multiple : on peut le lire comme un livre d’aventure, un livre d’exploration savante, une histoire d’amitié, un éloge de la taïga, une réflexion philosophique sur la relativité des bienfaits de la « civilisation », un roman à la fois très russe et très universel… Il y a enfin la personnalité un peu mystérieuse d’Arseniev qui constitue en soi une intrigue, son humanisme, son intelligence, sa vision poétique de la nature, son goût obstiné et vernien de la science, son courage physique, sa force mentale. Cet homme est un aimant. Les cosaques de son détachement ne savaient pas écrire. Dix ans après les aventures contées dans ce récit, quand la Russie les enverra sur les fronts de la Première Guerre mondiale, ils continueront de dicter des lettres poignantes de fidélité à l’attention d’Arseniev. Les lecteurs de Dersou sont comme ces cosaques : une fois le livre lu, ils continuent de lui « parler » en pensée.

Pourriez-vous nous parler du film de Kurosawa et de ses répercussions ?
Un immense retentissement ! C’est Kurosawa qui a « exporté » Dersou hors de Russie, c’est lui qui l’a rendu international. Ce film magnifie l’amitié d’Arseniev avec Dersou. Même les silences dégagent une rare intensité, les scènes de nature sont vertigineuses. Kurosawa avait tourné plusieurs séquences « western », avec beaucoup d’action, mais ne les a pas toutes retenues, préférant se concentrer sur l’âme de Dersou. Soit 20,4 millions d’entrées rien qu’en URSS l’année de sa sortie, en 1975 ; plus d’un million en France… Si ma traduction française rencontre des lecteurs, ce sera grâce au Japonais Kurosawa !
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