Interviews


Arrière-pays niçois (France)
Année 2006
© Claude Gamby

Stéphan Carbonnaux – Le frère sauvage de l’homme
propos recueillis par Isaure Dehaye

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Comment est née votre sensibilité naturaliste ?
Il s’agit d’une sensibilité à la nature ; les aspects naturalistes sont venus plus tard. Entre 6 et 8 ans, j’ai été marqué par l’observation d’une famille de pics-verts en région parisienne et de vautours au Pays basque. Ce fut le début d’une passion dévorante pour les oiseaux ! Le grand-père d’un ami d’enfance m’a initié à l’ornithologie ; un curé ami de la famille, lui, me fit découvrir le brame du cerf, le monde des champignons et de la pêche à pied, et mon père nous emmenait ici et là explorer des coins sauvages et plutôt perdus. À l’âge de 13 ans, je partais seul, ou accompagné, pour de longues marches dans la nature, puis j’ai découvert les atmosphères nocturnes, en quête de chouettes et hiboux. Simultanément, j’ai été influencé par les écrits de l’ornithologue Paul Géroudet, par l’œuvre de l’artiste, naturaliste et philosophe Robert Hainard, et par les films de Christian Zuber et l’émission « Les animaux du monde » de Marlyse de La Grange. Au fil des ans, tout ce qui est vivant m’a attiré.

Pourquoi ce titre, Le Cantique de l’ours ? Et ce sous-titre, Petit plaidoyer pour le frère sauvage de l’homme ?
Le titre et le sous-titre proposés par Transboréal ont emporté mon adhésion. Ce livre, par certains aspects, est un chant de nature religieuse, au sens étymologique du terme, puisque j’y évoque, de manière sensible, le lien entre les hommes et les ours dans toutes ses dimensions, notamment spirituelles. Je me passionne depuis longtemps pour les rapports entre ces animaux (d’autres aussi) et l’humanité, si bien que j’ai nourri cette deuxième édition des fruits de mes recherches. Les ours sont au croisement des cultes païens et de la religion chrétienne ; en cela, ils nous apprennent beaucoup sur les croyances et les représentations des hommes, et ce depuis la préhistoire. Quant au plaidoyer, oui, je défends l’existence des ours dans nos sociétés modernes, une cohabitation qui suppose de modifier notre façon d’être au monde. L’existence des ours, et de la nature sauvage, à nos côtés est un puissant antidote aux aspects nocifs de notre civilisation technicienne. Nos frères sauvages aident à lutter contre l’idéologie du progrès et le transhumanisme, si violemment antinature.

Qu’est-ce qui, selon vous, fait que l’ours est unique par rapport aux autres animaux sauvages ?
L’ours est unique, en Eurasie du moins, en ce qu’il est le roi des animaux. Ainsi que l’a montré l’historien Michel Pastoureau, l’ours a manifestement été occulté par le lion pour des raisons religieuses. L’ours mérite ce titre car il allie puissance, intelligence et adaptation. C’est en Slovénie que j’ai senti le mieux la souveraineté des ours dans la forêt, que je m’invitais dans un domaine qui n’était pas le mien. L’ours est un des animaux, avec les bisons par exemple, qui peut, si l’on est prêt, nous remettre à la bonne place. En d’autres termes, il nous aide psychiquement à abandonner cette idée fausse que l’homme serait le centre du monde, qu’il serait apte à gouverner et à maîtriser la terre. Une quête véritable des ours offre ce luxe de nous transformer en êtres humains augmentés de connaissances profondes et d’émotions fortes. Vous n’êtes plus le même lorsque vous avez côtoyé les ours. Vous gagnez à la fois en humilité, en sagesse et en animalité, en ce sens que l’ours révèle une part souvent méconnue, méprisée parfois, de ce que nous sommes.

Comment a évolué votre état d’esprit depuis vos premières actions militantes ?
J’ai en effet été très militant, durant une vingtaine d’années, puis j’ai emprunté un tout autre chemin. Un long travail biographique consacré à Robert Hainard, dont la pensée est à mes yeux essentielle, m’a aidé à me débarrasser du prêt-à-penser militant, évidemment néfaste à tout point de vue, et à réfléchir de manière globale. La vie en moyenne montagne et dans le piémont pyrénéen a contribué, elle, à changer mes représentations sur la société pyrénéenne et ses rapports avec la nature. J’ai donc abandonné toute agitation militante au bénéfice d’un travail en profondeur qui suppose de beaucoup observer, d’écouter, de prendre du recul, de ne pas communiquer à tout bout de champ, de rencontrer des personnes très diverses, parfois en complet désaccord avec soi, de digérer des ouvrages naturalistes, historiques, philosophiques, religieux, anthropologiques, sociologiques. Par ailleurs, je me nourris de littérature liée au sauvage, si riche chez les francophones, et j’approche des artistes et leurs œuvres. Il s’agit d’un travail de recherche à la fois expérimental, académique et sensoriel.

Quels livre et film sur l’ours vous ont le plus émerveillé ?
Seigneur des Pyrénées, l’ours, de François Merlet, est sans conteste le livre qui m’émerveille le plus. C’est l’œuvre d’un poète devenu photographe qui a su exprimer mieux que quiconque la beauté, la puissance des ours pyrénéens, et la difficulté d’une telle quête. Comme j’ai eu la chance de rencontrer Merlet, j’ai vérifié qu’il était un homme hors du commun, fidèle à l’enfant qu’il avait été, capable de produire une œuvre singulière à des années-lumière de la surproduction contemporaine.
Les pages de Robert Hainard sur les ours m’émeuvent beaucoup également ; elles sont nées de la pratique d’un immense artiste, dont les gravures et les dessins d’ours sont de la même importance que les œuvres laissées dans les grottes paléolithiques.
Les films sur les ours me déçoivent souvent, tant ils sont ennuyeux, trop didactiques, ou farcis d’approximations, d’erreurs ou de contre-vérités sur la coexistence avec les hommes. Une exception avec Grizzly Man, de Werner Herzog, dédié à la figure de l’Américain Timothy Treadwell : nous avons là un documentaire dérangeant qui pose des questions fondamentales sur la limite entre l’être humain et l’animal.
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