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Qhapaq Ñan, la voix des Andes
par Sébastien Jallade &
le jeudi 17 septembre 2009 à 20 heures 30


Niché dans la cordillère des Andes, le Qhapaq Ñan, surnommé « la grande route inca », est le tronçon central du réseau de chemins préhispaniques qui s’étend sur près de 23 000 kilomètres. Il traverse l’Amérique latine du nord au sud, de l’Équateur au Chili et à l’Argentine. Au Pérou, bien que concurrencé par la route, il irrigue toutes les Andes centrales – du Pacifique à l’Amazonie d’ouest en est, de Tumbes au lac Titicaca du nord au sud –, rompant encore aujourd’hui l’isolement des communautés andines. Le Qhapaq Ñan relie notamment les villes de Cajamarca à Cusco, lieu d’origine des Incas, puis poursuit son tracé vers le sud, en Bolivie. Cette ancienne voie royale, dont certains cols culminent à près de 5 000 mètres, permettait de relier les diverses zones habitées, agricoles ou minières, les centres administratifs des civilisations précolombiennes ainsi que ses lieux de culte. Il constituait un axe incontournable pour le contrôle et l’unification de cet immense empire hétérogène, unissant des populations de langues et de cultures marquées par le poids de la géographie. Le XXe siècle voit une modification brutale de l’identité des peuples andins. Au Pérou, les populations appartiennent majoritairement à l’ethnie quechua, la mieux représentée des familles ethnolinguistiques amérindiennes. L’exode rural permanent, qui a débuté à partir des années 1950, favorise la mixité de la population et la perte des repères culturels : l’absence de représentation politique et de mouvements indigènes réellement organisés précipite le déclin de leurs sociétés traditionnelles et la disparition de très nombreuses langues régionales, comme le chimu ou le tarma. Paradoxalement, la langue quechua profite de ce déclin pour s’affirmer comme la seule langue précolombienne majeure issue de l’ancien Empire inca, avec l’aymara, dont le recul est cependant plus marqué.
Les peuples andins vont également être durablement affectés par la guerre opposant le Sentier lumineux et les militaires, à partir des années 1980 jusqu’au début du XXIe siècle. Créé par Abimael Guzman Reynoso, le Sentier lumineux engage une lutte armée d’extrême-gauche et prône une insurrection populaire sous le nom de « guerre populaire prolongée ». Au début, les Senderistas, très organisés, sont accueillis favorablement par la population rurale des montagnes. Ce mouvement de guérilla s’inscrit en effet en réaction à deux siècles de marginalisation des populations andines par un système agraire de type féodal. La totalité des meilleures terres cultivables étaient aux mains des hacendados, élite de propriétaires terriens créoles descendants de l’ancienne aristocratie espagnole. En dépit de la réforme agraire des années 1960, initiée par une dictature d’extrême-gauche, la pauvreté est restée la règle. Le retour de la démocratie, loin de satisfaire les populations exclues, marque au contraire celui de la domination des anciennes élites. Ce soutien aux maoïstes et l’absence totale de connaissance des populations andines par les hommes politiques et les militaires de la côte Pacifique entraîne des assassinats et des massacres indifférenciés par l’armée péruvienne. Parallèlement, les terroristes du Sentier lumineux éliminent les paysans « traîtres » ainsi que de nombreux élus des communautés isolées, et imposent dans les campagnes un régime de terreur et d’enrôlement forcé. Les conséquences de cette guérilla sont dramatiques pour les populations de langue quechua : on estime à 70 000 le nombre de victimes officielles, l’écrasante majorité étant des paysans des zones rurales. Plus largement, ce conflit révèle les profondes disparités de la société péruvienne, entre la capitale Lima, située sur le littoral du Pacifique, et l’arrière-pays, en altitude. Les populations quechuas sont depuis longtemps l’objet de fréquentes discriminations, considérées comme indios (« indiens ») ou serranos (« montagnards »), termes aux connotations péjoratives. Finalement, tant la violence du Sentier lumineux que celle des forces étatiques se sont abattues sur la population andine. Le fait qu’elle ait été visée en quasi-exclusivité explique, en partie, la faible médiatisation des massacres à l’époque.
Le racisme actuel en vogue dans une frange de l’élite côtière s’est récemment illustré lors des campagnes gouvernementales de stérilisation des populations des zones rurales, à la fécondité plus élevée que celle des villes. En 1995, le président Alberto Fujimori, accusé depuis de crimes dans son propre pays et emprisonné à Lima, institue un « plan de santé publique » qui prévoit un programme de stérilisation forcée. Ce plan de contrôle démographique est financé par des organismes internationaux et cautionné par l’OMS. Entre 1995 et 2000, 331 600 femmes ont été stérilisées, contre leur volonté dans la plupart des cas. À partir de 2001, des enquêtes parlementaires montrent que le plan, qui avait comme objectif de diminuer le nombre de naissances dans les secteurs pauvres de la société péruvienne, visait essentiellement les communautés quechuas des zones déshéritées. Des documents prouvent que le président Fujimori était informé, mois par mois, du nombre d’interventions réalisées et montrent que des quotas avaient été fixés aux médecins.
Depuis quelques années, ces régions, pour la plus grande part traversées par le Qhapaq Ñan, font l’objet d’une attention particulière. Différentes organisations, comme l’Unesco et l’Institut national de culture du Pérou, s’évertuent à faire de ce réseau de chemins préhispaniques un symbole culturel fort permettant d’instituer un sentiment de fierté au sein des différentes populations de ces régions. Les gouvernements des six pays par lesquels passe le Qhapaq Ñan se sont engagés dans un travail d’inventaire, de restauration et de promotion de cet héritage unique au monde, dont le climax sera son classement au patrimoine mondial de l’humanité.


En 2007, Sébastien Jallade part, en compagnie de la photographe Aurélia Frey, s’immerger six mois dans les communautés andines établies le long du Qhapaq Ñan, en Équateur et au Pérou. Leur but : dresser des portraits d’habitants de la cordillère des Andes, reliés par un réseau de chemins préhispaniques unique au monde. Aujourd’hui, le Qhapaq Ñan traverse des régions enclavées, marquées par l’exode rural, la pauvreté et, au Pérou, par le terrorisme des guérillas de la fin du XXe siècle. Langue, croyances, organisation économique et sociale : en quelques décennies, la perte des repères coutumiers de ces zones reculées a été brutale, favorisée par le départ massif des populations en âge de travailler et la dévalorisation des cultures autochtones.
Rejoints en route par le réalisateur Stéphane Pachot, les voyageurs rencontrent des hommes et des femmes de tous horizons, symbolisant par leur métier, leur engagement et le lieu où ils vivent une part de la réalité andine contemporaine : un mineur de La Oroya, l’un des lieux les plus contaminés de la planète ; une paysanne de Tarmatambo, communauté rurale oubliée sur la grande route inca ; une enfant de Yanama, dans son école nichée à plus de 3 500 mètres d’altitude ; un peintre marqué par le terrorisme du Sentier lumineux, à Sahrua, ou encore une couturière travaillant pour la réinsertion et l’autonomie des femmes, à Andahuaylas. Ces personnes rencontrées au fil du chemin ne cessent d’exprimer des aspirations universelles dans lesquelles les voyageurs se reconnaissent : le droit à la dignité humaine, la recherche d’une égalité juridique quels que soient la condition de chacun et l’accès à la liberté culturelle des individus.
Ils décident alors de raconter leur aventure au travers de la parole et de la vie de ces personnages. Sébastien Jallade effectue près de trente heures d’enregistrement de témoignages, mais aussi de célébrations religieuses, d’émissions radiophoniques communautaires, de discours sur les marchés et les lieux de pèlerinage… Stéphane Pachot filme et met en scène les montagnes et leurs habitants par un regard poétique et intime.
De cette expérience naît le film Qhapaq Ñan, la voix des Andes. Ce documentaire est un voyage poétique et ethnographique inscrit dans la réalité andine de ce début de siècle, celle d’un chemin historique qui relie les hommes entre eux, bientôt inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité.





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DVD des intervenants en rapport avec cette conférence :
Qhapaq Ñan, La voix des Andes


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