La maison d’édition et la librairie des voyageurs au long cours
Interview : Stéphane Georis
A beau rire qui va loin
À quelle étape de votre vie le rire s’est-il imposé comme une évidence ?
À 12 ans, comme d’autres collectionnaient les timbres ou les papillons morts, je collectionnais les blagues. J’en avais une boîte à chaussures pleine (calendrier farceur, boutades notées de la radio, coupures de journal...) et mon plaisir parmi mes amis boutonneux était de les faire rire en en lisant quelques-unes. Je me souviens d’un copain beau garçon qui en connaissait autant que moi, mais par cœur, lui ! Les filles riaient plus de son côté, ce qui me rendait un peu jaloux. Mais je suis devenu comédien, clown, amuseur public. Lui s’ennuie derrière un écran d’ordinateur. À chacun son destin.
Le rire permet-il de voir le monde autrement ?
Certainement. En laissant une différence importante entre le rire et la moquerie. Il ne s’agit jamais de rabaisser quelqu’un ou de l’humilier, j’en parle et les Inuit le savent. Humilier par le rire, c’est blesser le Grand Tout dont chacun fait partie et c’est risquer un retour de bâton du destin, disent-ils. Il s’agit plutôt de trouver dans le rire la complicité avec l’autre, le clin d’œil qui ouvre les cœurs, ce qui réunit et non ce qui sépare. Voyez comme c’est vrai : un humoriste peut faire rire un théâtre entier !
Pensez-vous que l’humour doit s’imposer des limites ?
Comme le disait Pierre Desproges : oui, on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui. Le côté comique de certaines situations est subjectif. Le film La vita è bella de Benini n’a pas fait rire tout le monde. Il traitait de la Shoah avec un sourire énorme, pour faire passer cette horreur auprès d’un enfant sans troubler sa joie de vivre. Magnifique preuve que le malheur (et quel drame ! quelle horreur était traitée dans ce film, nous sommes d’accord) et les blessures peuvent se soigner avec le rire. Cette subjectivité, je la traite dans mon livre, parlant de blagues de chez nous qui ne font pas rire autour du monde. Un exemple : j’ai utilisé un poulet frais comme marionnette, comme pour parler de la volaille industrielle. Ce qui faisait éclater de rire dans les festivals en France laissait de glace ou faisait gronder les gens qui ont eu faim en Russie ou à Cuba. Là se situe la limite de l’humour : on ne rit pas des mêmes choses avec tout le monde.
En quoi vos voyages vous ont-ils permis de développer cet intérêt pour le rire ?
C’est très étrange quand on pratique un métier pareil de découvrir les réactions des différents publics. J’en parle aussi : les Finnois qui ne disent rien puis viennent me souffler “On n’a jamais ri autant !” me surprennent. Les Brésiliens entassés qui reviennent à chaque représentation et connaissent mes gags par cœur. Les traductions nécessaires de bruitages qui ne sont pas les nôtres (le coq chante Kirikiki, le bruit Wiwiwiw devient Yayaya...), les gags visuels qui marchent mieux ici qu’ailleurs... la découverte quotidienne de ce métier qui se renouvelle chaque matin n’arrête pas de me surprendre et de m’émerveiller. Ce qui reste universel, c’est le visuel. Se prendre une porte, rater la marche fera rire tout le monde. C’est Jacques Tati et Charlie Chaplin qui avaient raison, plus que de tenter de traduire “Vous marinez chez vos harengs ?”.
Quel film et quelle œuvre littéraire vous font le plus rire ?
Sans aucun doute, Le Cirque de Charlie Chaplin. Je le développe au cours des pages du livre : dans ce film, Chaplin décortique la mécanique du gag. Tombé par hasard sur une piste de cirque poursuivi par un policier, il fait rire la foule. Aussitôt, le directeur l’engage. Mais s’il veut faire rire avec de la tarte à la crème et des costumes de clown, plus rien ne marche. Formidable scène où Charlot passe sans arrêt d’un côté à l’autre de la barrière : il reste sur la piste morne et plat, puis, une fois sur le bord, s’assied à côté de sa chaise et perd son chapeau ! On éclate de rire ! Voilà un chef-d’œuvre qui date de 1927 ! On n’a pas fait mieux depuis.
Questions préparées par Lilla Poublan
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