Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Épilogue :

« J’achève ici mon récit. La carte du Transsibérien est encore fixée sur ma porte d’entrée. Je la regarde, troublée. Je n’ai pas la force de la retirer. Avant, une simple ligne continue sur 10 000 kilomètres de distance ; maintenant, une ligne de vie : j’y aperçois les cimes des arbres, les bulbes des églises, l’éclat mystique de la “mer Baïkal”, et la terre qui frétille sous mes pas timides… J’y vois des êtres humains, par centaines. Leurs voix résonnent et m’étreignent, comme leurs regards et leurs sourires. D’autres cartes s’ajouteront à celles-ci sur la porte blanche, qui se doit d’accueillir la beauté du monde.
Depuis ce voyage, un autre rêve s’est réalisé. Mon chemin a croisé celui de Lesley Blanch. À 101 ans, la passion du Transsibérien est intacte dans ses yeux, quarante ans après son périple. Le départ pour Menton, sur la Côte d’Azur où elle demeure, fut exaltant à la manière de mon départ de la gare Iaroslav quinze mois plus tôt. C’était le 5 août 2005, par le train N. 5771 Corail Lunéa, de 21 heures 17, partant de la gare d’Austerlitz, à Paris. J’avais choisi le train de nuit, dans l’espoir peut-être de retrouver l’écho vibrant du Transsibérien. Mon cœur battait fort lorsque je me rendis voie 8. Peu de monde, des familles surtout, avec d’élégants bagages. Une grande horloge ronde tournait, sereine. Qu’allais-je ressentir ? Était-il totalement insensé de courir après des sons qui ne seraient forcément plus les mêmes ? Après avoir franchi sur le quai un barrage de contrôleurs en uniforme, je me précipitai vers la voiture n° 53. Trois marches, gravies à la hâte. Couloir orange, sans affichette, linoléum marron à terre… Je tendis le cou vers le bout du couloir. Pas de samovar. Pas de provodnik. Pas de cabinet pour un chef de wagon joyeux. Première tristesse. C’était le vide.
Il y avait six couchettes dans le compartiment n° 9, et sa tablette était étroite, vide de toutes provisions. Dans le Transsibérien, les compartiments regorgeaient d’amour et de nourriture. Les trois personnes présentes, deux demoiselles et un monsieur âgé, étaient muettes. L’une dormait déjà, l’autre consultait son téléphone portable, et le monsieur grommelait seul près de la fenêtre. Je posai mes sacs de nourriture calmement, en songeant à mon rendez-vous du lendemain. “Tea party !” : c’était ses mots au téléphone. Je me les répétais avec délice. Elle avait regretté de ne pas avoir de thé anglais. J’avais remédié à ce malheur, atroce pour tout Anglais qui se respecte, en emballant soigneusement du thé Earl Grey de Taylors & Harrogate, des sablés écossais Walkers, des gâteaux fourrés au citron et un peu de marmelade au gingembre. Tout cela était prêt. Étendue sur la banquette, j’attendais avec impatience la fougue du train en marche. J’espérais entendre la musique transsibérienne sur les rails français, ce bercement inégalé qui fait tendrement bouger les épaules. Mais alors que le train s’éloignait de la gare sous les derniers rayons du soleil, je fus ébranlée par un bruit assourdissant, comme celui d’un vent fort en tempête. Un crissement régulier, aigu, des quatre paires de roues sur les rails… Qu’aurait pensé Kostia, mon cheminot russe ? Les bogies toussaient sur leurs joints, roulaient dans un grondement féroce, staccato. Où était donc mon chant transsibérien ? “Tarata-taa… tarata-taa…” Mon rêve était évanoui. Je ne pus trouver le sommeil, les roues grognaient trop fort. Ma peine était grande, je me sentais seule. Cloîtrée dans une semi-obscurité, je trouvai le réconfort en tournant les pages du récit autobiographique de Lesley, en admirant sa couverture, une image prise le jour de son mariage avec Romain Gary en 1944. Elle aurait toujours le même regard, malgré les années écoulées…
Le train Corail marqua une halte à 8 heures 45 le matin suivant. Les palmiers, épanouis dans le ciel azur comme un bouquet de feu d’artifice, m’accueillirent avec liesse. Dans l’enthousiasme, je m’étais trompée de gare. Par la grâce de la providence toutefois, Marthe, retraitée, vint à mon secours. “J’aime les voyageurs ! dit-elle. Je suis passionnée par Romain Gary !”La petite dame aux cheveux blancs m’emmena chez Lesley dans sa voiture. “Elle n’est bien sûr plus la même que sur la couverture de votre ouvrage, dit-elle en enclenchant la troisième. Vous savez, le général de Gaulle disait que la vieillesse est un naufrage. Elle sera heureuse de votre visite. La solitude… Moi aussi, j’en souffre.”
Le temps est long lorsque l’on a rendez-vous avec un grand destin. Je gravis la pente de la rue sinueuse, recueillie et profondément heureuse. La vue des montagnes piquetées d’arbres m’apaise, ainsi que les nuages blancs, tendres points de suspension dans le ciel. Le chant d’un hibou solitaire et de rossignols perchés sous la ramée rehausse le calme. Au loin sur la colline, un âne braie, mélancolique. Lorsque je rejoins Lesley à 17 heures, l’heure du thé, je ne parviens pas à contenir mon émotion. En pénétrant dans sa demeure aux mille objets d’Orient, je tombe sur son regard. Le même. Je le découvre pour la première fois. Il est bleu-vert. Il transperce mon corps entier.
— So nice to meet you ! dit-elle, assise derrière son bureau en bois clair.
Je m’approche de mon étoile aux cheveux blancs soyeux, au teint diaphane, et je l’embrasse. Sur le front, doux. Le thé fume près de nous dans des tasses en porcelaine. L’air frais et parfumé de la terrasse nous caresse les tempes. Je n’y prête guère attention. Je serre mon bonheur. J’aimerais que le temps s’arrête, que le jour reste clair, longtemps. À défaut d’un arbre de Russie, je pose dans ses longues mains roses, d’une beauté touchante, une perle de Vladivostok et une cuillère traditionnelle en bois peint, rouge et or – échos légers, teintés d’amour, de son grand voyage dans les années 1960. Notre échange secret durera trois jours, heures magiques, gravées dans mon âme comme un trésor réparateur. Les mots sont des fleurs qui ne se fanent pas. À 101 ans, les mots décuplent la beauté.

Il est douloureux de mettre un point final à un tel voyage. Heureusement, il n’y a pas de point final à la liberté d’action. C’est une consolation véritable. J’observe longtemps le ciel changeant par ma fenêtre. Mon bol de thé est brûlant dans le creux de ma main. Je n’y prête pas attention. Le ciel est bleu en Sibérie, c’est sûr. »
(p. 259-261)

Prélude à l’aventure (p. 12-15)
Du Baïkal à Vladivostok (p. 168-169)
Extrait court
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