Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
L’empire du « meyo » :

« Des rochers sont peints de couleurs chatoyantes, des mantras jalonnent la piste. Om mani padme hum, symbole du bodhisattva de la Compassion et protecteur du Tibet. Au passage des cols, j’ajoute ma pierre aux cairns érigés par les autres voyageurs. Je dois me résoudre à marcher encore et encore, afin de venir à bout de cet horizon fuyant. Les kilomètres ne sont plus horizontaux mais verticaux. À plus de 5 000 mètres d’altitude, j’avale littéralement les morceaux de nuage, le reste de mon alimentation étant composé de riz et de tsampa, cette farine d’orge grillée, nourriture de base au Tibet. Mélangée à du beurre de yack et accompagnée de thé, elle constitue pour moi l’aliment le plus infect que l’on puisse manger.
La température baisse de jour en jour, et le froid devient difficilement supportable. Un feu glacial me brûle la gorge. Chaque pas est effectué à l’arrache, par un profond effort sur moi-même. Je grimpe mes trente tours Eiffel par jour – mais le Toit du monde est heureusement moins pollué que l’air parisien. J’évite scrupuleusement les refuges pour camionneurs où ma présence éveillerait les soupçons. La route est interdite à tout étranger circulant seul. La plupart des Tibétains l’ignorent, mais certains le savent et n’hésiteraient pas à me vendre aux policiers pour un bol de riz.
Souvent, des nomades me proposent un coin de tente pour la nuit. J’accepte avec joie leur hospitalité car ces campements de bergers constituent les rares îlots de chaleur sur tout le plateau. Les Chinois ne s’en approchent jamais, par crainte de représailles de la part des Khampas. J’ai appris à reconnaître ces Tibétains de grande taille, au fier profil de guerrier, qui dressent leurs bivouacs le long de la route. Leur chevelure noire est nattée d’une tresse rouge qui retombe en frange sur leur front. Ils portent toujours un grand poignard ciselé, orné de corail et de turquoises, qu’ils fabriquent eux-mêmes.
Au hasard des hameaux, je remplis ma gourde à la bassine de cuivre où les paysans conservent l’eau domestique. Je me rends vite compte de mon erreur, car j’ai remarqué qu’ils puisaient cette eau en aval de leur village. Elle n’est donc pas potable. Je bois l’eau des torrents en amont des habitations, en lapant parfois à quatre pattes, tel un animal.
Je dois m’adapter à des conditions de vie d’une rudesse extrême ; ce qui me répugne avant toute chose – même après ma traversée de l’Inde –, c’est bien l’incomparable saleté qui règne au Tibet. Les couvertures de yack sont alourdies d’une poussière séculaire, dont les effluves atteignent mon nez pourtant bouché. Les nuits sont glaciales.
Mon expérience des déserts les plus hostiles m’aide, à 5 000 mètres d’altitude, à apprivoiser le vide, à faire bon ménage avec le néant. Aucun insecte n’est assez fou pour s’aventurer si haut, nul oiseau ne traverse le ciel, hormis les vautours. J’observe ces grands charognards tournoyer dans le ciel avant de se jeter sur un énorme rocher où un moine croque-mort a déposé le corps d’un défunt. Ils en viennent à bout en quelques minutes au terme d’une mêlée sauvage dont le volatile le plus aguerri ressortira rassasié.
À l’entrée des villages que je traverse d’un pas lent et prudent, je bascule aussitôt dans un carrousel de couleurs. Couvrant le chant lancinant des moulins à prières, des haut-parleurs crachent des sons qui ont la prétention d’être de la musique, ainsi que des slogans célébrant les vertus du travail dans le plus pur style de la propagande chinoise des années 1960. Des fresques de la vie prolétarienne marxiste couvrent de nombreux murs publics. Les villes sont nettement séparées en deux : le côté chinois et le quartier tibétain, le second reconnaissable par les sourires qui s’affichent sur les visages et la diversité des accoutrements.
Dans la périphérie de Shigatsé – que je m’apprête à contourner par le sud –, je passe une nuit de sommeil particulièrement insolite. Je m’étais endormi dans l’échoppe d’un Tibétain fort sympathique qui m’avait offert une assiette de pâtes agrémentées d’un yackburger digne des meilleurs sandwichs à la mode tibétaine.
“Tu ne peux pas dormir là, me dit l’homme désespéré. Il fait trop froid et mes fenêtres ne possèdent pas de vitre.
— Je ne sais pas où aller ce soir, les hôtels chinois refusent les étrangers.
— J’ai un ami qui est chinois ; il pourra sans doute te loger. Il tient un gîte et la nuit ne devrait guère te coûter plus de 5 yuans.”
Nous entrons dans les premières rues de Shigatsé. Le lieu est sinistre, froid et sombre. La dernière pluie n’a pas encore été absorbée par les aspérités de la chaussée toute gondolée. La route est jonchée de rats, vivants ou morts. Je marche d’un pas lent et hésitant derrière mon homme. Cinq couches de vêtements m’enveloppent comme du papier cadeau, ainsi que deux pantalons portés l’un sur l’autre. Un large bandeau en laine me couvre le haut de la tête, du front aux oreilles. Je suis l’attraction du jour, chacun des badauds me dévisageant du regard.
Après quelques minutes de marche, nous nous arrêtons au pied d’un petit bâtiment aux murs festonnés de guirlandes lumineuses. “Renmi Luguan”. Hôtel du peuple.
“C’est ici, me dit le jeune homme. Entrons pour voir si mon ami veut bien t’accepter.”
Nous pénétrons dans la bâtisse et un Han vient à notre rencontre. L’homme est massif, doté d’une corpulence de yack. Environ 120 kilos, soit le poids moyen d’un couple de Chinois et leur bébé. À ma vue, il grimace mais mon comparse tibétain expose la situation dans une langue qui ressemble à du chinois.
L’hôtel est constitué d’une courette intérieure. Un unique robinet sert de salle de bains ; il emplit des bassines d’eau. L’eau chaude, à volonté, provient de thermos toujours disponibles. Vais-je prendre ma première douche tibétaine ?
Après quelques palabres, le “yack” accepte de m’accueillir dans son palace, moyennant la modique somme de 5 yuans (3,40 francs).
“C’est bon pour la publicité, me dit le Chinois en me serrant la main.
— Quelle publicité ?
— Un Français qui s’arrête là, c’est bon pour les filles. Elles pourront ainsi dire à leurs clients qu’on vient même les voir depuis la France.”
Un hôtel de passe vaut mieux que pas d’hôtel du tout ! L’eau chaude de plusieurs thermos servira à élaborer une douche sommaire, sous le regard de quelques Chinoises emmitouflées. En tant que Français, on me donne une chambre individuelle à l’écart avec un lit conjugal ; je le conjugue au singulier.
Mon premier bordel ! Rien vu, rien entendu – j’ai somnolé.
Quelques heures plus tard, j’ouvre un œil puis l’autre, puis la porte de ma chambre et tombe nez à nez avec une jeune prostituée d’à peine 20 ans. Le regard fatigué, des vêtements de cérémonie nocturne, un corps fin et élancé.
“D’où venez-vous, Monsieur ?
— Faguo !
— France très jolie ! Pays de Richard Clayderman. Très joli.”
Je quitte cet hôtel et rejoins la piste sous les étoiles. La plaine majestueuse déroule son tapis de gravats devant mes semelles qui ne demandent pas mieux. J’éprouve un vif sentiment de liberté malgré mon statut de clandestin sur une terre qui, décidément, me rapproche du ciel. »
(p. 313-317)

Nuit clandestine à Jérusalem (p. 103-108)
Paradis artificiels au Pakistan (p. 236-241)
Extrait court
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