Collection « Sillages »

  • Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Le cycle de la vie :

« L’été concentre également les campagnes d’étude des oiseaux. Le travail est si dense que des volontaires sont réquisitionnés pour assister les trois ornithologues jour et nuit. Réunis en binômes, nous guettons les centaines de nids d’Adélie pour saisir le moment où l’un des adultes sortira s’offrir un petit bain de mer. Alors, l’affaire se corse. Sitôt en bordure de la colonie, nous bondissons pour l’immobiliser. Plus facile à dire qu’à faire ! À ces folles poursuites nous perdons souvent, ou recevons quantité de claques assénées par leurs ailes rigides comme du bois. L’oiseau tenu par l’un, l’autre se dépêche d’en mesurer le bec, la hauteur, le poids, le crâne, les ailes, puis nous relâchons l’étreinte. Le volatile alors s’éjecte comme un missile en poussant des cris mécontents. L’action nous réchauffe des longues heures d’attente dans les couloirs de vent.
Mais la récompense, gardée secrète jusqu’au dernier moment, est de taille : pour la première et unique fois de l’hivernage, nous avons l’autorisation officielle de toucher des manchots empereurs ! Il s’agit d’une campagne exceptionnelle qui consiste à prendre les mesures de cent juvéniles. Ces derniers, aussi hauts que les adultes, sont au stade d’énormes peluches au duvet cotonneux, attendant la mue pour acquérir, enfin, un plumage digne de ce nom, élégant et, surtout, imperméable ! Qui veut aider les ornithologues ? Mon tour arrive trois jours avant le départ, par un de ces après-midi brûlants sous un soleil de plomb. Une dizaine de poussins ont été réunis au sein d’un large enclos. Matt saisit un des gros oiseaux sous ses ailes, le hisse lourdement par-dessus la grille et le pose à mes pieds. À son signal, je plonge mes mains sous l’épais duvet. La tâche est aisée : les empereurs restent calmes en toute circonstance. Je le maintiens en le rassurant. Son contact transmet une infinie tendresse. Le duvet est mille fois plus doux encore que dans mon imagination. Il ne demande qu’à s’envoler et, justement, s’envole, se colle à mes vêtements, à mes cheveux, à mes narines. Sous un nuage de petites plumes blanches, ma tête disparaît contre celle du poussin. Je respire son odeur tiède, perçois son souffle, son petit cœur qui bat. J’oublie les autres autour de moi. Pendant ce temps, Matt prend les mesures. Après quelques minutes, le poussin commence à remuer. Ses ailes se crispent sous mes doigts. Matt a terminé. Ma tête émerge du nuage. Il me fait signe. Avec autant de délicatesse que possible, je saisis le poussin sous les aisselles, le soulève. Ce n’est plus un petit Biboundé au poids plume, ce jeune adulte porte fièrement ses 10 kilos de muscles ! Je le repose à terre quelques mètres plus loin, ouvre mes mains. Il n’en attend pas plus pour avancer de quelques rapides petits pas puis s’arrête, se retourne et nous regarde. Ses yeux dans nos yeux. C’est peut-être à cette seconde, qui suit les milliers d’autres passées à les couver du regard, que les manchots empereurs se logent définitivement dans mon cœur. Ils vont me manquer. Les quitter sera l’épreuve la plus difficile de la fin de l’hivernage. Il ne se passe, aujourd’hui encore, que peu de jours sans que je ne pense à eux. De cette année, j’acquis une arme insoupçonnée contre la tristesse. Lorsque mon cœur se serre dans ma poitrine, que les idées se bousculent dans ma tête, je pars marcher au bord de la mer et regarde s’envoler les oiseaux marins. À l’étrave des navires, en lisière des îles, je cherche le guillemot, le macareux, le pétrel, le phaéton, le pygargue, le goéland, le fou, l’albatros ou la sterne, j’entre dans leur danse, me projette sur leurs ailes et, avec eux, change de dimension pour celle du merveilleux. Je regarde voler les oiseaux jusqu’à ce que le frôlement de leurs ailes rende mes soucis à l’océan. Le vol des oiseaux marins est un baume. Thérapie ornitho-marine.

Depuis que les poussins empereurs s’émancipent et courent autour de l’île, respecter le sens de l’éthique me mène au-devant de décisions déchirantes. Faut-il aider celui-là tombé dans un trou dans lequel il mourra de froid ou, au contraire, le laisser, respecter le choix sélectif de la nature ? En passant devant la colonie, j’observe plusieurs femelles, déterminées, agressives, qui couvent les pattes vides, l’œuf gisant un peu plus loin, sur la glace. La coquille immobile protège un fœtus dont le froid a définitivement pétrifié toute promesse de vie. Dans leur triste folie, ces mères tentent d’attaquer leurs voisines pour leur dérober un poussin jalousé. Des batailles pour la vie qui vont jusqu’au sang. Seuls les ornithologues sont autorisés à toucher les animaux. Aussi les sollicitons-nous souvent avec des yeux de cocker pour les amadouer. Si un poussin est mis en danger en raison de notre présence, par exemple s’il est tombé dans un trou dû à notre passage ou s’il s’est égaré en nous suivant comme si nous étions sa mère, ou encore s’il s’est entravé dans les grilles des passerelles que nous avons installées, nous le sauvons. Si la cause est naturelle, nous luttons contre notre humanité profonde et nous retenons d’intervenir. Tourner la tête, se boucher les oreilles et les sens, ignorer les plaintes, imaginer tant que bien que mal une fin heureuse. Mon imagination a des limites, mon respect du protocole aussi. Confrontée à cette violence, je discerne les frontières jusqu’ici inconnues de mon aptitude à l’obéissance.
Nous avons pour consigne de ramasser les cadavres gelés des poussins gisant sur la banquise et de les entasser dans un coin de la cabane de la station météorologique pour que les ornithologues les comptent et affûtent leurs statistiques. En quelques semaines, le terril morbide atteint une hauteur impressionnante et, cela, sans compter les œufs jamais éclos qui jalonnent le terrain comme des ballons de rugby. Les poussins meurent de froid, de faim lorsqu’ils se perdent, de blessures, de chutes dans des fissures de la glace de mer ou encore, pour notre plus vive horreur, des attaques insupportables des pétrels géants. Ces oiseaux, gigantesques carnassiers, rares et protégés, ne sont que six spécimens, soit trois couples, à nicher dans le secteur. Mais cela suffit amplement. Larges de plus d’un mètre d’envergure, le bec acéré, les yeux fous, une faim insatiable, ils sont repoussants. Je les déteste. Mêmes leurs poussins sont laids à mes yeux. Ils tuent pour manger certes, comme les skuas, mais eux tuent avec violence. Certains d’entre nous les regardent œuvrer sans broncher. Moi, je me retiens de vomir. Apercevoir l’une de ces scènes au loin me fait opérer un demi-tour : je n’arrive pas à accepter cette sauvagerie gratuite. La loi de la nature, dit-on. Certainement que ma sensibilité à vif y répond aussi. Quelques années plus tard, de retour en Antarctique en tant que guide, j’admirerai à chaque traversée du passage de Drake les pétrels géants planer derrière la proue du bateau. À cette échelle, perdus dans l’océan, ils paraîtront plus petits, moins laids, plus “oiseaux”. Ils s’approcheront de mon visage et je ressentirai la même ivresse de liberté que celle procurée par le frôlement des ailes des albatros qui les accompagnent. Ils se nourriront de poissons. Je leur pardonnerai les affres du passé. Mais pour le moment, je me méfie de chaque ombre qui se découpe sur la surface blanche et étends mes bras pour les effrayer. Après tant de semaines à soutenir la lutte des empereurs pour protéger leurs oisillons, donner un petit coup de pouce ne me semble pas injustifié. »
(p. 172-176)

La valse des décors (p. 78-81)
L’hiver, une montagne à gravir (p. 137-140)
Extrait court
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