Collection « La clé des champs »

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Couverture
Sikkim – Est himalayen :

« Les trompes tibétaines poussent de longues plaintes sous les stridulations des hautbois et le fracas des cymbales. Dans un feu d’artifice de sonorités contrastées, la puja à laquelle nous assistons célèbre la naissance de Bouddha. Assis face à face sur des banquettes basses, une trentaine de moines psalmodient à l’unisson des textes sacrés, rythmant leur chant sur la battue du tambour. Les textes sont entrecoupés par des parties instrumentales dont chaque élément revêt une signification propre.
Voilà cinq mois que nous voyageons, et cette musique pourtant exotique nous paraît désormais familière. Les cérémonies bouddhiques auxquelles nous avons assistées à travers l’Himalaya utilisaient des instruments plus ou moins identiques, chaque école monastique possédant ses propres traditions musicales. Trompes dungchen, hautbois rgyagling, tambours rnga, cymbales sylsnyan et clochettes drilbu sont des instruments que l’on retrouve aussi bien au Ladakh ou au Sikkim qu’au Népal. Ces éléments communs au bouddhisme tibétain tranchent avec la diversité musicale que nous avons observée par ailleurs dans les musiques profanes. Déconcertés les premiers temps par cette musique rituelle bien éloignée d’une messe de Bach, nous en apprécions de plus en plus les ambiances contrastées, où les moments de recueillement alternent avec de véritables explosions sonores. La ferveur religieuse qui va de pair avec ces cérémonies joue aussi beaucoup dans l’appréciation de cette musique. De nombreux dévots défilent devant la statue de Bouddha qui trône au centre du gompa. Ils lui apportent des offrandes, et déposent devant la statue des katak, des écharpes cérémonielles de soie blanche, dans lesquelles sont parfois glissés quelques billets. Dans un coin du temple, un moinillon veille sur les lampes à beurre allumées par les fidèles. Chaque flamme symbolise la lumière de la connaissance, et est censée dissiper les ténèbres de l’ignorance.
Les moments de silence nous laissent entendre plus loin, dans la cour, des élèves qui déclament leur leçon, tous en même temps et le plus fort possible, de façon à couvrir la voix du voisin…
L’ambiance chaleureuse du gompa d’Enchey nous réconforte après notre arrivée à Gangtok, la capitale triste et sans charme du Sikkim. Coincé entre le Népal, le Bhoutan et le Tibet, le Sikkim est une région stratégiquement importante pour l’Inde dans un contexte frontalier conflictuel avec la Chine. L’État indien a donc beaucoup investi dans son développement depuis les années 1970, de façon à asseoir sa position face à son puissant voisin. Situé à flanc de montagne, Gangtok est une ville de construction récente et déjà délavée par les moussons successives. De la pluie, il en tombe sans cesse depuis que nous sommes arrivés, et l’humidité est permanente. Heureusement, les Sikkimais sont accueillants et leur gentillesse nous réchauffe le cœur.

Nous nous étions habitués, après le Ladakh ou le Népal, à nous extasier devant les particularités architecturales des villes et des villages. Maisons tibétaines en briques de terre crue, pagodes aux poutres en bois sculpté, maisons sherpa aux toits de lauzes, la diversité et la beauté des édifices est un régal pour les yeux. Mais le Sikkim est victime de sa prospérité économique, et le bois a été remplacé par du solide béton, les anciens toits de bardeaux sont maintenant faits de tôles, plus étanches et plus résistantes. Il ne reste guère de traces de l’architecture traditionnelle, hormis lorsque l’on s’enfonce dans la montagne. Si le charme du Sikkim ne réside pas dans son habitat, nous sommes conquis par ses habitants. La région est encore peu touristique et les relations avec les Sikkimais sont plus saines, sereines et authentiques que dans beaucoup d’autres endroits de l’Himalaya. En effet, la différence de richesse fausse beaucoup de relations, et des rencontres que, naïvement, nous croyions spontanées ont été gâchées par des intérêts vénaux. Heureusement, notre démarche musicale nous a permis de tisser des liens intimes et sincères avec les populations, et, hormis quelques musiciens professionnels que nous avons payés comme il se doit, nous avons eu de beaux échanges humains.
Afin de découvrir un Sikkim plus traditionnel, nous partons dans les montagnes à l’ouest de la région, au pied du fameux Kangchenjunga. Nous suivons un sentier pavé qui sinue au milieu de la jungle, traversant de loin en loin quelques groupes de maisons accrochées à la pente. La modernité n’a pas encore rattrapé ces endroits difficilement accessibles, et la plupart des villages ne manquent pas de charme. Au hameau de Lingchang, deux femmes accompagnées d’une ribambelle d’enfants pilent le millet afin de confectionner la tongba, la bière locale. Dans une profonde auge en bois brut, elles écrasent les épis afin d’en détacher les grains. Ceux-ci, une fois fermentés, seront servis dans de grandes chopes en bois remplies d’eau chaude. L’infusion légèrement alcoolisée ainsi obtenue se boit avec une paille, et lorsque qu’il n’y a plus de liquide, il suffit de rajouter de l’eau chaude, et ce jusqu’à la satiété du consommateur.
Après moult pantomimes et démonstrations à l’appui, nous parvenons à nous faire comprendre de ces dames, qui acceptent avec un sourire timide que nous les enregistrions pendant leur travail. Comme bien souvent lorsque nous captons des scènes de la vie courante, nous serions curieux de savoir ce qu’elles disent de nous. Nos connaissances linguistiques se révèlent hélas une fois de plus insuffisantes. L’enregistrement fini, une joyeuse pagaille éclate quand les enfants se disputent le casque pour en écouter le résultat. C’est un vrai moment de partage et de complicité. Le rire de ces enfants et celui de leurs mères, qui s’entendent parler pour la première fois, justifient à eux seuls notre voyage. »
(p. 102-104)

Ladakh – Ouest himalayen (p. 16-18)
Vallée de Lhassa – Tibet (p. 82-84)
Extrait court
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