Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
L’étrange monsieur Panikarov :

« Monsieur Panikarov doit avoir une bonne cinquantaine d’années, les cheveux blancs, le regard bleu clair derrière d’épaisses lunettes démodées, un fort accent ukrainien agrémenté d’un léger bégaiement.
Il y a vingt ans, il a rencontré un ancien prisonnier qui lui a raconté son histoire. Ce témoignage éveilla son attention et lui donna envie d’en savoir plus sur cette époque. Ivan Panikarov se mit à recueillir des photos, des documents, des objets concernant le Goulag. Il arpenta la toundra à la recherche de traces des anciens camps. Il récupéra un châlit, des barbelés, de la vaisselle et des lampes bricolées par les détenus avec des conserves, des chaussures, des vestes rapiécées, des casquettes d’inconnus, simples numéros du Dalstroï, une subdivision du système des goulags qui géra les travailleurs (libres ou non) de la Kolyma de 1932 à 1956.
Travail aisé et ardu.
Aisé : les trouvailles furent innombrables. Avec plus de deux cents camps rien que dans la région de Iagodnoïe et du cran pour affronter la nature qui a tout englouti en quatre décennies, il ne revenait jamais les mains vides. Tristes trésors. Aisé aussi car les gens donnèrent leurs vieilles photos, qu’elles soient ou non de leurs familles. Parfois même, ils les jetaient et il n’y avait qu’à se baisser.
Ardu : tout cela ne signifiait rien sans un travail de recherche, de classement et d’information. Il fallait recueillir les témoignages. Tout le monde n’avait pas envie de revenir sur ce douloureux passé. Il fallait enquêter pour découvrir qui étaient ces inconnus sur le papier jauni. Leur parenté. Leur destin.
Ivan a entassé pendant des années le fruit de ses recherches dans une pièce de son appartement. Quelque vingt mille clichés et des milliers d’objets. Bientôt, il lui faudrait pousser les murs, d’autant plus qu’il avait élargi son champ d’action. Il ne s’intéressait plus uniquement aux camps mais à l’histoire de la région dans son ensemble. Ce simple passe-temps d’amateur n’était pas une sinécure. Il voulait en faire profiter les autres et organisait des visites dans son salon en attendant d’obtenir un local et de trouver des fonds.
Ivan, électronicien, fut de plus en plus sollicité après ses heures de travail. Il n’est pas peu fier, et c’est légitime, d’avoir aidé au moins vingt personnes à retrouver leurs parents, proches ou éloignés. Malgré la douleur de la perte, il est réconfortant de connaître la vérité, de savoir s’ils ont été fusillés, s’ils sont morts d’épuisement ou s’ils ont vécu assez longtemps pour trépasser en dehors des barbelés et, pourquoi pas, fonder un autre foyer. De savoir dans quelle fosse commune ils reposent. Il est ainsi possible de faire son deuil mais surtout de déposer une demande de réhabilitation. Ivan donne parfois des photos. Père, mère, tante, frère ou sœur, visages émaciés, regards sombres.
En 1994, son appartement devint officiellement le musée Souvenirs de la Kolyma. La ville lui promit que s’il trouvait un local plus grand, elle l’aiderait. Chose promise, chose due. En 2005, il dénicha, grâce à un ami, un grand appartement en plein centre de Iagodnoïe. La ville en paya la réfection. Mais cela s’arrêta là. À charge pour lui de payer l’électricité, le chauffage et tous les autres frais, la mairie n’étant guère plus riche que lui.
Lorsque nous pénétrons dans le long couloir obscur de son nouveau local la peinture est encore fraîche. Il travaille d’arrache-pied avec l’aide enjouée de nos Kolymaises à l’installation de son musée, dont l’inauguration aura lieu la semaine suivante, en présence du gouverneur de l’oblast de Magadan. Dans la pénombre, il est penché sur une présentation de l’âge d’or de l’agriculture et de l’industrie de la Kolyma, pendant les années 1960-1970.
Quatre grandes salles sont déjà remplies. L’histoire est mise en scène. Première pièce, des photos de groupes, plus ou moins anonymes. Des ingénieurs, des délégations officielles venues du continent, des républiques d’URSS ou d’autres villes de la région. Deuxième salle, deux collections : l’une de téléphones (dont un rouge), l’autre de médailles, récompenses civiles ou militaires. Belles années de l’enthousiasme soviétique. Salle suivante, le revers des médailles. Une grande carte des goulags de l’URSS, établie par les Américains dans les années 1960. Constellation de points rouges, illustrés par des photos de morts-vivants à rayures. “Ils étaient bien renseignés, mais il y avait le double, voire le triple de camps par endroits. Et puis, contrairement aux camps nazis où la volonté première était la destruction massive et systématique, les prisonniers étaient une force de travail, ici !” À côté, des clichés s’alignent sur le mur. Un mirador. Un camp, baraques alignées dans un carré parfait de barbelés. Des myriades d’anonymes dont il a épinglé l’histoire. Courtes épitaphes.
Étrange Monsieur Panikarov qui les connaît presque tous ! Cette femme, par exemple, au regard de braise et aux longs cheveux tressés : “Elle était au camp d’Elguen, le plus grand camp de femmes. En raison d’un microclimat, on y travaillait la terre. Des études étaient faites pour savoir comment ce sol ingrat pourrait devenir un modèle de productivité. On y faisait entre autres pousser du blé. Oui, du blé. Regardez sur cet album photo comme les femmes sèment et récoltent. Bien sûr, Il y avait aussi de la volaille et du bétail. Détail supplémentaire, et non des moindres, la pouponnière. Elguen était le camp des parturientes. Elles venaient mettre au monde le fruit d’une histoire d’amour avec un fiancé, un mari, un compagnon d’infortune. Peut-être aussi celui d’une faveur donnée à un gardien pour un passe-droit ou encore celui d’un viol. Pas loin d’ici, il y a une colline que l’on appelle “la montagne de l’amour”. N’allez pas imaginer des sous-bois romantiques où les amoureux viendraient, main dans la main, regarder la nuit éteindre les couleurs de la Kolyma ! Non. L’histoire est plus sordide. Les gardiens ou gradés, après avoir repéré les plus belles prisonnières, les faisaient venir sur cette colline et obtenaient leurs faveurs en échange, dans le meilleur des cas, d’une réduction de peine. Entre deux corvées, elles venaient nourrir leurs petits dans un baraquement qui leur était réservé. À l’âge de 3 ans, l’enfant était envoyé vers un orphelinat du continent, et la mère dans un autre camp. La vie suivait son cours pour ce prétendu orphelin et cette mère sans enfant. Ce n’est qu’à partir des années 1950 que les mères furent tenues au courant du lieu de vie de leur enfant, et que ce dernier connut l’existence d’une mère, ennemie du peuple, quelque part dans la Kolyma.”
La belle femme au regard de braise et aux longs cheveux tressés a eu la malchance de vivre dans la mauvaise décennie. Elle a tatoué son nom sur le bras de son nouveau-né. Cruelle blessure, afin qu’un jour il puisse savoir qui il est. Il vit dans les environs de Moscou et connaît ses origines, un peu grâce au musée d’Ivan.
“Vous voyez ces hommes, là ? Des ingénieurs. Ils se sont échappés. Ils ont vécu au fond d’une mine pendant six mois. Deux se sont fait reprendre. Le troisième a réussi à s’installer à Novossibirsk et à trouver du travail. Il s’est fait avoir lors d’un contrôle d’identité. Vingt-cinq ans de condamnation.
Cette photo. Oui, celle qui est à droite. Une ’article 58’, une ’politique’, une ’ennemie du peuple’, crime suprême. Elle a été condamnée pour haute trahison. Qu’a-t-elle fait ? Elle a eu le mauvais goût de faire un séjour dans les camps nazis. À la libération, comme des milliers d’autres, elle a été expédiée manu militari dans la Kolyma : allez savoir ce qu’ils avaient fait pendant ce covoisinage avec l’ennemi ! La plupart d’entre eux ont été réhabilités et même décorés. À titre posthume.
Et celle-là. Une autre politique, accusée de sabotage. Elle est arrivée en retard au travail. Sans parler de sa voisine de baraque, qui connaissait quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui a fréquenté un ’article 58’. Article dangereusement contagieux, comme la peste.
La petite blonde rondelette au visage poupon. Qu’a-t-elle fait ? Une “droit-commun”. Elle a volé des patates dans le sovkhoze où elle travaillait. Elle était dans la même baraque que les criminelles, les prostituées ou les droguées. Les droit-commun, encore aujourd’hui, ne sont pas réhabilités. Lisez les Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov.”
Étrange Monsieur Panikarov, qui se ferme comme une huître lorsque nous lui demandons les chiffres, même approximatifs, de la répression dans la région et la proportion de coupables et d’innocents ! »
(p. 137-141)

Une vie à la campagne (p. 57-59)
Épilogue (p. 268-270)
Extrait court
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