Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Des millions d’âmes en prière :

« La Kumbha Mela : une grande fête arc-en-ciel ! Les turbans, les saris, les khadi, les dhotî déclinent la palette des teintes chaudes : coquelicot, saphir, grenat, corail, magenta, ocre, indigo… Dans les allées de cette cité de nomades, à l’allure de fête foraine, on voit des nâgâ bâbâ nus, assis en position de yoga devant leur tente. Ils sont couverts de cendre pour rappeler la finitude humaine. L’un d’eux porte une couronne de fleurs pour tenir ses dreadlocks et un autre maintient son imposante chevelure au moyen d’une vingtaine de chapelets en graines de rudraksha. À côté de lui, un acolyte joue du nâgâ phani, une trompette dorée en forme de cobra. Plus loin, au milieu des éléphants, un homme nu se tient debout en équilibre sur le dos de son chameau, pendant qu’un autre frappe ses tambours nagada installés de part et d’autre de l’encolure de son cheval. Au centre de la foule, un sâdhu souffle puissamment dans sa conque en courbant la tête vers le ciel. Plus près du fleuve, des enfants sont déguisés en dieux. L’un d’eux est particulièrement bien grimé en Kâlî. Son visage est peint en noir, ses paupières sont rouges, il porte un croissant de lune sur son front et une langue métallique couleur sang. La Kumbha Mela offre un spectacle perpétuel ! En parcourant les rives, j’admirais les acrobates, les charmeurs de serpents, les fakirs, les yogis recroquevillés en lotus sur des branches d’arbre, ou reposant debout sur la tête, les pieds en l’air pendant des heures. Jamais je ne vis quelque chose d’aussi exotique que ces hommes de la Kumbha Mela !
Les camps des akhara étaient très colorés. Chacun d’eux possédait une spécialité : théologie, ascèse, charité ou défense de la religion, comme la Juna akhara. La nuit, dans ces campements, on se serait cru à Las Vegas à cause des guirlandes et des panneaux lumineux en pagaille. Un Vegas religieux… En passant de l’un à l’autre, je découvrais la variété des sectes hindoues. Les shivaïtes portaient sur le front un tripundra fait de trois traits horizontaux blancs peints avec du santal et d’un point rouge au milieu (bindu) symbole du troisième œil. Les nâgâ bâbâ étaient ceux qui m’impressionnaient le plus car ils étaient nus et couverts de cendre des pieds à la tête. Souvent shivaïtes, ils possédaient un trident et une épée pour rappeler l’origine guerrière de leur secte qui combattit les musulmans et les Britanniques. Leurs ascèses étant radicales, elles leur procurent le respect de tous. Dans un autre campement, je découvris l’une des plus anciennes sectes shivaïtes, les Gorakhnathis ou Nath babas. Ils portent de grandes boucles d’oreilles, ne font pas de distinctions de caste et leur yoga, qui est inspiré du tantrisme, est censé transformer leur corps en un corps divin. La secte shivaïte qui rassemble le plus de membres est celle des Dashanami, créée au VIIIe siècle par le philosophe Shankara, grand propagateur de la philosophie de la non-dualité. Ces sannyâsin prennent des noms différents en progressant dans leur vie spirituelle : au début ils sont giri, c’est-à-dire “montagne”, aussi sereins et stables qu’elles, puis ils deviennent bhârati, aussi savants que les écritures, puis aranya, “ermites des forêts”, puis sagara, aussi profonds que l’océan et enfin sarasvatî, du nom de la déesse de la Connaissance.
Si les ascèses des shivaïtes sont impressionnantes, je m’entendais souvent mieux avec les vishnouites. Contrairement à la rude voie de Shiva destinée à détruire l’ego, celle de Vishnou propose un chemin plus équilibré où l’amour tient une place importante. Les vishnouites portent sur le front un trident blanc et rouge qui symbolise les trois dieux de la Trimûrti, les trois lettres AUM et les trois guna. La plus grande secte que j’aie pu voir est celle des Râmanandi qui prient Râma, avatar de Vishnou. Ils pensent que la foi en l’intervention divine est indispensable pour obtenir la libération. La foi ou les œuvres : un débat qui existe aussi en Occident… Les Sanakâdi se confient à Krishna et sont très influencés par la Bhagavad-Gîtâ. C’est le courant de la dévotion qu’on appelle la bhakti. Je rencontrai aussi des vishnouites de la secte Vadagalai, dont les membres sont davantage attachés aux rituels et à la libération par les actes. Quant aux Tengalai, au contraire, ils expriment un grand enthousiasme et trouvent le salut à travers leur foi absolue dans la bonté de Vishnou.

L’ascète hindou… “Il vole à travers les airs, l’ascète, considérant toutes les formes, dit le Rig-Veda. Pour le bienfait de chaque dieu, il s’est constitué leur ami.” Dans ces campements, j’assistais à des pratiques surhumaines. Ces hommes s’infligeaient des mortifications impressionnantes pour gagner en puissance spirituelle. Ces yogis aux cheveux longs semblaient détenir des pouvoirs surnaturels… “Le Chevelu porte le feu, le Chevelu porte le fluide, le Chevelu porte les mondes, le Chevelu s’appelle lumière”, disent les textes religieux. Dans une de ces tentes, un Khadeshwari baba soutenait son corps en posant ses bras sur une planche en bois accrochée au toit. Il disait n’avoir jamais quitté la position debout depuis plus de cinq ans. Il dormait par petites périodes, la tête sur ses avant-bras, eux-mêmes posés sur sa planche. Lorsqu’il ne dormait pas, il lui arrivait de rester sur une jambe, l’autre étant repliée, le pied au niveau du genou. Quand je lui demandai pourquoi il faisait cela, il me dit simplement : “Je relève un défi !”
Dans une autre tente, je vis un ek-babu, l’un de ces hommes qui tiennent leur bras levé pendant des années. Celui-ci le tenait en l’air depuis sept ans… Son bras était atrophié et ses ongles, recroquevillés sur eux-mêmes, avaient poussé de façon démesurée. Ils devaient mesurer entre 15 et 20 centimètres.
“En me tenant ainsi pendant encore cinq ans, me dit-il, comme le fit mon guru avant moi, j’apprendrai à dissocier mon esprit et mon corps.”
Plus il tendait son bras, et le tenait près de la tête, plus il prouvait sa grande force d’âme. Comme c’était le bras droit, il s’agissait d’une mortification supplémentaire, car tout devait être fait avec le bras gauche, le bras impur. Les expressions impassibles de ces hommes m’impressionnaient. Elles prouvaient que seule la concentration procurée par le yoga leur permettait de réaliser l’impossible. Ils semblaient vaincre la matière. C’était troublant de penser qu’ils faisaient ça pour leur âme et pour Dieu. Comme disait Mircea Eliade : “Le yogi vit un autre temps que le nôtre. Il vit un temps cosmique, mais il continue à vivre dans le temps, or son but ultime est de sortir du temps. Il s’efforce de se délivrer de la mémoire, c’est-à-dire d’abolir l’œuvre du temps.”
Dans ces campements, je voyais aussi des sâdhus, généralement des vishnouites, qui portaient des ceintures de chasteté, des pagnes en fer maintenus par une grosse chaîne qui faisait le tour du bassin. Certains d’entre eux poussaient la métaphore jusqu’à s’entourer le sexe dans la boucle d’un cadenas. En revanche, les shivaïtes cherchaient à “casser” leur sexualité par des méthodes extrêmes, attachant leur pénis avec une bande de tissu à des pierres ou à des briques qu’ils soulevaient. D’autres entouraient leur sexe sur un long bâton, puis deux acolytes montaient de chaque côté. Un jour, je vis même un nâgâ bâbâ tirer une voiture avec son sexe enroulé dans une longue bande de tissu. Il marchait devant le véhicule, le pénis passant sous ses jambes, et il avançait ainsi dos à la voiture. Pendant ces “performances”, les Indiens criaient “victoire !”, tout en levant le poing en l’air pour célébrer la victoire de l’esprit sur le corps. Ces sâdhus prétendaient que la domination des pulsions sexuelles leur permettait de rediriger cette énergie vers la prière.
Plus tard, je vis près du Gange deux sâdhus pratiquant l’austérité connue sous le nom de panchagni-tapa. C’est l’ascèse des cinq feux ou “bain de feu”. Ces hommes étaient assis, nus, en position du lotus, au milieu de quatre foyers. Ils étaient installés face au soleil pour recevoir l’énergie du cinquième feu. Ainsi mettaient-ils à l’épreuve leur dévotion. Ils récitaient le nom de leur dieu en purifiant leurs énergies négatives : attachement, peur, colère… Ils cherchaient à les transformer par un abandon total à la grâce divine, en suivant l’enseignement des Veda : “Le feu de la pénitence purifie l’âme, comme la flamme du feu purifie l’or, et l’âme pure seule est digne d’exaltation.” À la fin de l’ascèse, une cruche de feu était posée sur leur tête car, à ce moment-là, leur concentration était assez grande pour pouvoir la supporter. Le panchagni-tapa est particulièrement symbolique car toutes les austérités hindoues sont destinées à accumuler dans le corps une chaleur particulière qui renforce l’individu dans sa vie spirituelle. C’est ainsi que les sâdhus tentent d’opérer la séparation entre la matière et l’esprit pour absorber leur âtman dans l’absolu divin. Malgré son évolution moderne, l’Inde garde profondément ancrées ces traditions d’ascétisme qui sont très respectées par les Indiens et considérées comme un élément important de la culture traditionnelle, ainsi que le soulignait le philosophe Sri Aurobindo : “Il ne peut y avoir de grande et complète culture sans certains éléments d’ascétisme car l’ascétisme signifie l’abnégation et le contrôle de soi grâce auxquels l’homme réprime ses pulsions inférieures et atteint une plus grande perfection.” À travers ces pratiques, l’Inde continue à témoigner que la réalisation personnelle ne passe pas nécessairement par la production et l’avoir. »
(p. 260-265)

Les chevaucheurs de vent (p. 154-158)
Kedarnath, Badrinath et Gaumukh (p. 381-387)
Extrait court
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