Collection « Sillages »

  • Treks au Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
Paradis artificiels au Pakistan :

« Islamabad, la nouvelle capitale du pays, qui a remplacé Karachi depuis 1970, n’a qu’un seul intérêt pour le routard : son camping à 3 roupies, tarif inchangé depuis 1969 comme le précise son panneau indicateur en bois vermoulu. Je viens y poser mon sac à dos devenu une charge infernale. Une jeunesse hirsute a aussi décidé d’occuper ce carré de verdure où l’on peut s’allonger en toute sécurité pour presque rien. “Jasmin Garden”, déclare le panneau mensonger. Pas de jasmin en vue mais des buissons de cannabis sauvage, fumable à volonté ; il suffit de cueillir les feuilles de marijuana, de les sécher au soleil puis de les réduire en miettes. Chacun ici semble maîtriser la méthode. Je déroule mon sac de couchage dans l’herbe folle. Nous sommes le 1er juin 1997, dans trois semaines l’été, et l’Inde !
Je me réveille exsangue, dévoré par les moustiques toute la nuit durant. Une tasse de café m’attend de l’autre côté de la rue, dans le chaïkhaneh voisin. Le gargotier m’observe longuement et me déclare : “Mon ami, tu as l’air spirituel.”
La route de la foi commence à porter ses fruits.
Je séjourne quelques jours dans le Jasmin Garden, le temps de négocier un visa pour l’Inde. Les nuits sont étoilées et bercées par toutes sortes de bruits d’animaux : symphonie de croassements, concerto de ululements, stridulations et battements d’ailes. À l’aube, les corbeaux remplacent le coq, comme les quatre mosquées adjacentes dont les “Allah…” grésillent. Loi incontournable : au Pakistan comme en Iran je mettrai une dose d’Allah dans mes rêves. Le Jasmin Garden distille une autre forme de spiritualité. Parmi les locataires du camping, il y a un Français de Montpellier, Fred, dit “le Squelette”, jeune apprenti junkie au crâne rasé. Fred mesure un bon mètre 95 et pèse à peine 55 kilos. Il n’a plus que la peau sur les os. En attendant sa livraison de blanche, il s’allonge sur l’herbe et écoute de la musique techno sur un radiocassette qu’il promène comme un attaché-case. Son crâne laisse apparaître un curieux tatouage en forme de code-barres. Venu d’Inde après y avoir séjourné six mois, il attend un autre visa pour retourner à Goa et y écouler ses doses d’opium auprès des routards affalés sur les plages de l’ancienne colonie portugaise. Entre ses heures de mendicité, “le Squelette” se livre à un large éventail de trafics qui lui permettent de survivre sur la route de Katmandou. Pour se renflouer en dollars américains, Fred n’hésite pas à déclarer volés ou perdus ses chèques de voyage, en principe remboursables à volonté. Il recourt volontiers à cette méthode apparemment sans risque. Les banques émettrices ne s’évertuent-elles pas à en faire leur publicité et leur principal argument dans leurs campagnes commerciales ? Les chèques “égarés” sont ensuite revendus au marché noir… Enfin, une partie des revenus de Fred, qui est pourtant expatrié, provient du RMI qu’il perçoit chaque mois !
Nous sympathisons. La culture des différents stupéfiants que Fred a expérimentés fait de lui un intellectuel de la drogue ; il en disserte avec la science d’un érudit. Haschisch, cannabis, jelly beans, Lysergsäurediethylamid, autant de mots qui n’ont bientôt plus de secrets pour moi. Fred et moi sommes deux voyageurs qu’un monde chimique sépare. L’année fascinante que je viens de passer sur la route pourrait être, selon lui, contenue sur un morceau de buvard dix fois plus petit qu’un billet d’une roupie. Son monde lysergique serait captivant, composé de couleurs et de formes étranges. Un kaléidoscope d’images qui se télescoperaient les unes les autres et vous entraîneraient irrémédiablement dans une démence profonde en Technicolor. Fred me narre son dernier voyage mental :
“Je marchais sous le soleil qui brillait de tous ses feux. Il faisait 40 °C. Pour me déplacer sous cette chaleur, il fallait que j’aie envie d’aller quelque part. Soudain, j’ai senti mon ombre se détacher de mes semelles dans un bruit de pansement adhésif que l’on arrache. Puis elle s’est enfuie en courant comme un troll farceur… Elle a traversé la route et s’est replacée sous mes semelles dans un bruit similaire. J’ai poursuivi ma route en direction de la ville et me suis étendu sous un bananier. J’ai dormi jusqu’au lendemain.
— Si ton ombre te fait des infidélités, tu dois avoir un karma machiavélique !”
Chaque jour un nouveau contingent de routards débarque au Jasmin Garden. Naomi, une Australienne de 19 ans, voyage seule. Je propose à cette petite vagabonde des grands chemins une visite du Jamelistan – contrée qui ne requiert aucun visa. “Je veux juste suivre mes rêves”, me répond-elle lorsque je lui demande pourquoi elle a délaissé l’Australie. Nous nous croiserons de nouveau à Bénarès sur la route de Katmandou. En attendant que ses rêves la conduisent autre part, Naomi passe ses journées auprès de Fred qui lui fournit gratuitement sa dope. Ensemble, ils partagent drogue et paresse, et voguent vers l’ailleurs…
Un matin je m’éveille plus tôt que d’habitude, les quatre mosquées du voisinage ont sonné la diane comme jamais. Nous sommes vendredi, jour particulièrement important pour les frères en shalwar kameez. Je réveille Fred assoupi et le traîne dans le chaïkhaneh, où nous buvons un thé au lait dans lequel flottent des graines de cardamome. “Le Squelette” émerge à peine de sa léthargie tandis qu’une idée me traverse l’esprit :
“Fred, je voudrais connaître le monde psychédélique.
— Brother, tes désirs sont des ordres, tu apprécieras mieux le goût de ton thé”, répond Fred.
Cinq minutes plus tard, le junkie est de retour et me montre une pilule grisâtre qu’il tient dans la paume de sa main : “Voici un comprimé de LSD.”
Je le saisis et l’avale. J’attends patiemment les premiers effets en buvant mon thé. Au bout de vingt longues minutes, mon esprit commence à court-circuiter. Ma vue se trouble. Je perds la notion du temps. Les repères spatio-temporels s’amalgament dans une purée de secondes et de centimètres qui résonnent. Soudainement, j’entre dans l’univers du LSD alors que je demeure éveillé et conscient. Le monde se contorsionne autour de moi. J’expérimente : l’enfer, le paradis, la terreur, la révélation, l’extase, l’horreur, la peur, l’angoisse, la joie, la folie, la beauté et la laideur, le tout brouillé de mille couleurs. Je perds la vue. Je veux tirer mes yeux pour qu’ils puissent voir. Les secondes deviennent des minutes, puis des heures. La peur de devenir fou s’empare de moi. Les murs cessent d’être verticaux ; les arbres comme des soldats en armes se referment sur moi, avec des baïonnettes à la place des branches. Je me mets à courir sous le ciel qui brille d’une infinité de diamants, irisé de fragments d’opale. Je deviens un géant, la frondaison des figuiers du Jasmin Garden ne dépasse pas mes épaules. Pour saisir la plus haute branche, il me suffit de tendre le bras… mais je me transforme aussitôt en Lilliputien. Les métamorphoses, les changements d’échelle s’enchaînent à la vitesse du vent qui m’emporte au loin. Mes mains et mes pieds semblent larges et lourds, disproportionnés par rapport à mon corps minuscule. À un moment, j’ai l’impression d’avoir quitté ma propre enveloppe charnelle. Je vois mon corps endormi, je me regarde mourir et m’enfoncer au ralenti dans les sables mouvants de la terre. Alors je ferme les yeux et visualise des motifs colorés. Les hallucinations visuelles se poursuivent. Mon système auditif et mes autres sens ne sont que modérément perturbés. J’entends le rire de Fred, un rire sardonique que je reçois comme la foudre. Je transpire à grosses gouttes. Mon front est brûlant, puis se refroidit comme de la glace. Et mes jambes ? Je me mets à courir et ne sens plus l’impact de mes foulées sur l’herbe. J’ai la sensation de courir sur l’eau d’une piscine, tandis que le sang bouillonne dans mes veines.
J’ai fermé les yeux et me suis allongé sur l’herbe. Les diamants du ciel se sont retirés un à un, laissant place à des nuages cotonneux qui ont sereinement traversé la voûte céleste. Une dépression me tombe alors dessus et je m’immobilise. Plus rien ne m’intéresse ; je crois avoir livré ma dernière course, mes dernières foulées. Je sombre dans une léthargie qui se prolongera le restant de la journée.
Fred penche son visage auprès du mien. Sa maigreur décuple son apparence cadavérique.
“Bienvenu, brother, dans le monde en Technicolor du LSD.”
Je le vois une dernière fois allumer son chilom. Puis je m’endors dans l’herbe folle.
Le lendemain au réveil, un monde remis à neuf brillait. Les premiers rayons de soleil doraient le faîte des arbres.
Un groupe de jeunes Allemands séjourne dans le camping depuis des semaines, dans l’attente d’un visa pour l’Iran que l’ambassade leur refuse. “Pour ces diplomates, nous sommes trop désorganisés, disent-ils. Et puis deux garçons pour trois filles, cela paraît louche au consul.”
Un Combi Volkswagen les ramène à Munich depuis Katmandou. Ce véhicule de légende est une tanière troglodytique enfumée de hasch et d’encens. Les sièges arrière ont été retirés, laissant place à des matelas posés sur la tôle d’alu, jetés en vrac derrière la banquette du conducteur. Canettes de bière de circonstance, rapportées illégalement du Népal. Dans un brûle-parfum, des bâtonnets d’encens se consument en filets de fumée grise. Les vitres sont recouvertes d’un papier blanc diaphane comme des moucharabiehs prometteurs d’orgies endiablées. La carrosserie de leur véhicule est repeinte aux couleurs psychédéliques célébrant le bon temps des années de rêve. Jimi Hendrix et Janis Joplin n’auraient pas renié ce char. Un petit singe tenu en laisse est la mascotte de la troupe.
“Nous l’avons adopté à Bénarès, sa mère s’est tuée en tombant du toit de notre hôtel”, raconte Julia, l’une des filles du groupe de routards germaniques. Julia a 25 ans. Elle a rencontré les deux couples allemands à Rishikesh, en Inde, alors que ceux-ci recherchaient un cinquième passager pour partager les frais d’essence jusqu’en Europe. Originaire de Hambourg, elle poursuit sa route en Asie depuis deux années, comme d’autres filles de sa génération leurs études universitaires.
Julia se déplace pratiquement nue sur la pelouse du camping. Avec le temps, le regard des campeurs s’en est accommodé. Elle est toujours entourée d’hommes. En attendant son improbable visa pour l’Iran, elle semble passer du bon temps. Mon goût pour l’insolite me rapproche tout naturellement d’elle, qui est un cas, une œuvre de bienfaisance à elle seule. Elle m’avoue un appétit sexuel hors normes. Le terme de prostituée peut désigner cette brune-rousse venue d’Allemagne. Julia se targue d’avoir déjà couché avec plus de cent hommes. Son commerce sexuel lui permet de financer ses pérégrinations planétaires. Voici ses révélations sur ses amants des pays voisins :
“Turcs : robustes, pas très romantiques, ils se comportent en dictateurs au lit mais sont merveilleux comme boyfriends et très généreux.
“Iraniens : sensibles, forts et chaleureux.
“Afghans : robustes, gentils, résistants, pourvus d’impressionnants attributs virils. Ils peuvent s’éterniser durant l’acte sexuel mais leur hygiène laisse souvent à désirer.
“Pakistanais : pas romantiques, amants dépourvus d’imagination. Ils regardent la fille, se jettent sur elle, expédient le coït… Et voilà tout. En outre, ils n’ont pas d’argent à dépenser.
“Indiens : en général les jeunes parlent plus qu’ils n’agissent. La génération précédente est charmante, attentionnée, dévouée et sexuellement bien éduquée. Ils offrent des présents, sont généreux, mais très hypocrites.
“Népalais : comme les Indiens, mais moins hypocrites.” »
(p. 236-241)

Nuit clandestine à Jérusalem (p. 103-108)
L’empire du « meyo » (p. 313-317)
Extrait court
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