Collection « Sillages »

  • Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
L’hiver, une montagne à gravir :

« Il neige. Il neige en silence. Au sommet du dôme glaciaire, il neige comme il y a mille, trente mille, huit cent mille ans peut-être. La même scène immobile, infiniment monotone. La neige tombe sur la calotte arrondie. Un monde blanc que le ciel oublie. Un monde froid, minéral, mort, l’absence de tout autre mouvement. Et pourtant, ce froissement est à l’origine de toute l’Histoire. La neige tombe sur la neige et s’accumule. Centimètre après centimètre, année après année, dans l’air le plus ténu de la planète, un peu d’humidité évaporée sous les tropiques, transportée dans la haute atmosphère jusqu’aux confins des latitudes, trouve assez d’énergie pour condenser soudainement, façonner quelques flocons cassants et, comme des feuilles déjà sèches, les laisser s’écraser sur le sol gelé. Ils n’iront pas plus loin. Déjà, ce ne sont plus des flocons mais des grains durs comme du grésil, des microbilles qui roulent les unes sur les autres quand le chasse-neige crée un tapis mouvant au-dessus de la surface croûtée. Le vent s’amuse, sculpte des reliefs bosselés qu’il déplace à sa guise. Les figures qu’il dessine, comme les sastrugi, trahissent sa direction. Malgré tout, les grains finissent par s’accrocher aux branches de ceux d’en dessous alors que de nouveaux grains leur tombent sur le nez. À ce stade, ils ne craignent plus le vent. Plus rien ne leur fera quitter la calotte. Ils s’endorment les uns entre les autres à l’abri de la nouvelle couche fraîche.
C’est dans cette léthargie hypothermique que la métamorphose opère. Imperceptiblement, le poids des grains du dessus pèse de plus en plus lourd, tasse ceux d’en dessous. L’espace étroit du labyrinthe poreux se réduit. La lumière du soleil se fait diffuse, l’air se raréfie. Bientôt, on ne sait plus si ce que l’on touche est le grain voisin ou soi-même. La neige ne sait pas qu’elle ne se nomme déjà plus de la neige mais un névé, du fait de sa densité plus élevée. L’individualité s’amenuise, on se soude les uns aux autres. Les siècles passent au fil de l’ensevelissement. Le ciel n’est qu’un lointain souvenir. Assommés par le manque d’air, fondus les uns dans les autres, les grains ne voient pas venir la profondeur où tout finit, la profondeur de fermeture des pores, de close-off, comme disent les glaciologues. Celle où, après plus de mille années de tassement, le dernier espace oxygéné se referme, piégé en une bulle hermétique qui ne ressentira jamais plus la caresse du vent. Un peu plus loin, comme elle, une autre bulle d’air s’entoure de murs de glace. Car c’est bien de glace qu’il s’agit. Après sa densification en névé, la neige franchit le dernier seuil de transformation lorsque les grains se soudent en une couche homogène de cristaux tissés entre lesquels flottent, isolées, les bulles d’air suspendues. Au-dessus d’elles pèsent 100 mètres d’épaisseur de glace en formation. La colonne est entraînée vers le cœur de la calotte.
Très loin, plusieurs kilomètres en dessous, le socle rocheux expose les stigmates de son histoire passée. Fossiles, minéraux et d’autres choses encore que nous ne sommes pas capables de voir. Et c’est à cet instant où l’on pense avoir atteint un figement total que la magie surprend de nouveau. Un mouvement différent s’esquisse, pas vers le fond, vers le côté. Un déplacement horizontal, la timide promesse d’une échappatoire latérale. La physique joue de ses prouesses. En fabricant de la glace, elle a tissé à l’intérieur du matériau des cristaux aux formes géométriques agencés avec stratégie, des cristaux de taille et d’orientation différentes qui structurent ce verre qui n’en est plus un. Comme une roche née de la lave stérile, la glace devient un terreau de croissance de minéraux à base d’eau. Ce canevas offre la fluidité d’un tissu qui se plisse et glisse lorsqu’on le déplie lentement. La glace est un matériau complexe, à la fois plastique et visqueux. Lorsqu’un mouvement lent lui est donné, elle peut s’écouler sans se briser, comme une rivière le long d’une pente. Si la pente est très faible en ces bordures de dôme, elle n’en est pas moins existante. Un relief presque négligeable mais pas complètement, et cette différence suffit à insuffler l’œuvre de la gravité. La glace, comme tout objet, en subit l’attraction vers le bas. Dans toutes les directions autour du sommet, la glace se met en mouvement. Une marche large, lente, invisible. Le manteau glaciaire appareille pour la plus ancienne des aventures : rejoindre la mer.
Tel un poulpe qui étend ses bras dans toutes les directions, les glaciers émissaires s’écoulent vers les rivages du continent. De véritables fleuves avancent parfois de plusieurs centaines de mètres par jour, séparés par des zones plus lentes, dunes de dépôts. La calotte glaciaire est vivante. L’eau reste de l’eau, même à l’état solide, même dense et coupante, l’eau existe par le fait de s’écouler. Peu importe sa vitesse, le torrent jaillit d’une source, voyage, grandit de ses rencontres avec d’autres torrents, devient un fleuve qui finit un jour par rejoindre l’océan. C’est le cycle aquatique. Le passage par l’état de glace est une variante exotique osée par l’eau qui a le temps. Les rivières tentaculaires tracent sur l’Antarctique une temporalité en étoile. Le cœur de l’astre au sommet du monde, des branches qui voyagent, s’éloignent, se rencontrent, se transforment, se rident, se crevassent. Des bras stellaires qui suivent leur propre destinée. À leur extrémité, la glace se présente salie, vieillie, poussiéreuse, chargée des mémoires géologiques qu’elle transporte comme des amulettes. Épuisé, le glacier plisse son front. Il croit rêver. Perd-il la tête ? C’est pourtant bien du bleu, un bleu nouveau, liquide, magnétique qu’il entrevoit ! Un bleu tout en bas, pas un bleu du ciel. La glace frémit, rugit des craquements de victoire. Le vieux glacier est hypnotisé par la danse des flots. L’océan s’étend à ses pieds.
C’est l’ultime chute, l’euphorie, l’iceberg qui fait le saut de l’ange après plusieurs centaines de milliers d’années d’attente. On appelle cela un vêlage. La mort au précipice devient, par le même geste, promesse d’une renaissance. La glace rejoint l’état dont elle est issue, l’eau vive, prête à s’évaporer. L’iceberg compte son âge en tours d’horloge circumpolaire. Plus tard, peut-être, après avoir voyagé durant de longues années, une goutte d’eau s’échappera vers le nord, paradis exotique des tièdes latitudes. Légère, vaporeuse, elle connaîtra l’envol ; son nuage la poussera plus haut, plus loin, à une condensation programmée. Il neigera de nouveau sur Dôme C. »
(p. 137-140)

La valse des décors (p. 78-81)
Le cycle de la vie (p. 172-176)
Extrait court
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