Collection « Petite philosophie du voyage »

  • Défis de la course (Les)
  • Écho des bistrots (L’)
  • Quête du naturaliste (La)
  • Instinct de la glisse (L’)
  • Vertiges de la forêt (Les)
  • Voyage en famille (Le)
  • Tao du vélo (Le)
  • Parfum des îles (Le)
  • Appel de la route (L’)
  • Bonheurs de l’aquarelle (Les)
  • Euphorie des cimes (L’)
  • Malices du fil (Les)
  • Ivresse de la marche (L’)
  • Force du silence (La)
  • Secret des pierres (Le)
  • Frénésie du windsurf (La)
  • Prouesses de l’apnée (Les)
  • Vie en cabane (La)
  • Fureur de survivre (La)
  • Art de la trace (L’)
  • Voyage dans l’espace (Le)
  • Ronde des phares (La)
  • Frisson de la moto (Le)
  • Légèreté du parapente (La)
  • Poésie du rail (La)
  • Hymne aux oiseaux (L’)
  • L’Engagement humanitaire
  • Grâce de l’escalade (La)
  • Temps du voyage (Le)
  • Vertu des steppes (La)
  • Facéties du stop (Les)
  • Cantique de l’ours (Le)
  • Esprit du geste (L’)
  • Écriture de l’ailleurs (L’)
  • Rythme de l’âne (Le)
  • Chant des voiles (Le)
  • Liberté du centaure (La)
  • Tour du monde (Le)
  • Fièvre des volcans (La)
  • Extase du plongeur (L’)
  • Tentation du jardin (La)
  • Vie à la campagne (La)
  • Murmure des dunes (Le)
  • Goût de la politesse (Le)
  • Caresse de l’onde (La)
  • Magie des grimoires (La)
  • Audaces du tango (Les)
  • Simplicité du kayak (La)
  • Voyage immobile (Le)
  • Attrait des gouffres (L’)
  • Soif d’images (La)
  • Mémoire de la Terre (La)
  • Enchantement de la rivière (L’)
  • Prodige de l’amitié (Le)
  • Promesse de l’envol (La)
  • Mystères du vin (Les)
  • Religion du jazz (La)
  • Charme des musées (Le)
  • Triomphe du saltimbanque (Le)
  • Sortilèges de l’opéra (Les)
  • Âme de la chanson (L’)
  • Sérénité de l’éveil (La)
  • Arcanes du métro (Les)
Couverture
Creuset d’idées reçues :

« Les nomades, “la steppe faite homme” selon René Grousset, ont longtemps fait figure de diables. Amateurs du sang de leur cheval, après lequel l’herbe ne repousse pas, mangeurs de viande crue ou “buveurs de lait” pour les Romains et les Chinois, ils ont incarné une humanité primitive, voisine de la meute. Un monde arriéré résonnant du fracas des lances et des boucliers. Avant Montesquieu, pour qui ils étaient le peuple le plus singulier de la Terre, les Tatars ont été baptisés Tartares par les Européens qui, cherchant à localiser l’enfer, les imaginaient sortis du Tartare, de l’enfer lui-même. Pour illustrer ces périodes, on convoque des images d’aigliers chasseurs de loups ou de tchopendoz afghans se disputant une dépouille de bouc lors du bouzkachi, le jeu brutal décrit par Kessel dans Les Cavaliers. Moins éloignés, les Cosaques ont aussi forgé à la lande eurasiatique l’une de ses plus farouches expressions : camaraderie virile, fêtes orgiaques, loyauté et vaillance martiales… Et le groupe de rock canadien à l’origine du fameux Born to be wild n’a-t-il pas choisi pour nom rebelle Steppenwolf en s’inspirant du roman d’Hermann Hesse ? La prairie semble avoir enfanté des hommes autres et leur pendant féminin : les Amazones dont le mythe est partiellement validé par la fouille de tombes de guerrières sarmates ou scythes mortes au combat.
Les explorateurs de l’ère victorienne ont opposé le caractère belliqueux des Mongols médiévaux à la torpeur de ceux sur lesquels ils constataient eux-mêmes l’emprise du lamaïsme. Ils se sont aussi étonnés de la pauvreté de cette terre parcheminée démunie de sa gloire passée. Depuis, ceux qu’ils disaient sans éducation ont pris la parole, dévoilant leur vitalité culturelle, avouant l’âpreté de leur vie mais louant aussi sa liberté, sa simplicité, source de joie et non d’ennui : l’herbe et l’eau n’ont jamais le même goût, le sang et le lait des bêtes qui s’en nourrissent non plus, le soleil, le vent et les odeurs diffèrent d’une année sur l’autre. Ainsi, la répétition n’est pas une sclérose mais une renaissance. Dans l’esprit du géopoliticien, l’image passéiste d’une existence rude et invariable persiste, et le nomade doit être astreint à la sédentarité. Dans l’esprit du voyageur, cette vision s’estompe mais au profit d’un croquis tout aussi hâtif, au parfum néocolonial gênant. Ayant habité quelques semaines le hameau de Möngönmort, dans la haute vallée du fleuve Kherlen, j’ai été surpris en découvrant un bâtiment en périphérie du bourg. Une prison ? Et pour quel motif y séjourne-t-on ? Le commissaire du district fut catégorique : vol, bagarre, viol, meurtre. La jalousie, l’avidité, le mensonge et la tromperie gangrènent également ces sociétés. Pourquoi une telle évidence me surprit-elle ? Parce qu’images et témoignages tendent vers une idéalisation du nomadisme dans lequel nous transposons la poésie qui manque à nos vies. Le bocal de la steppe conserverait des êtres pénétrés de lyrisme et d’émotion, en opposition romantique à notre société décatie. Ils constitueraient une sorte d’humanité supérieurement sensible et sage, où les chamans seraient les gardiens d’un lien secret avec la nature. Le simple usage d’un bol en bois ou d’une outre en cuir de bœuf, qui passerait chez nous pour un archaïsme ou un fétichisme dégradant, est entouré là d’une magie rituelle. Dans cette enclave exotique peuplée de fantômes sortis du fond des âges, le voyageur met au jour ses racines collectives, exhume un passé universel, cherche l’antidote au poison qui détruit le monde. Image séduisante mais dont la justesse s’estompe à mesure qu’on la détaille. On oublie par exemple que sur ce sol scarifié par le soleil, l’homme livre parfois un combat impitoyable pour sa survie en hiver ou contre d’autres ennemis : c’est un terrain de guérilla idéal où pillards et loups s’évanouissent comme ils ont surgi, sans pouvoir être encerclés.
Mais la légende est née. La matière inerte, malade ou inachevée s’est muée en chef-d’œuvre, un milieu dont l’évocation suggère davantage que la simple géographie, attire plus qu’il ne repousse. La steppe accueille même aujourd’hui des libres-penseurs en rupture avec la société de consommation. S’il existe un emblème de cet espace, c’est bien la yourte, qui supplante le tipi comme icône des habitats chers aux altermondialistes ou aux amateurs de Yurt & Breakfast. À leurs yeux, elle est le creuset d’une société idéale aux valeurs spirituelles. Issue d’un âge d’or, elle rappelle l’écologisme fondamental de l’aube de l’humanité et devient le point d’ancrage d’une contre-culture. Pour les Centrasiatiques aussi, elle est un symbole identitaire : elle orne le blason d’Elista, la capitale kalmouke, et la clé sommitale de sa charpente est visible sur le drapeau kirghize et les armoiries du Kazakhstan. La yourte incarne la vie, la famille : au Moyen Âge, il se disait qu’en piétinant son seuil, on humiliait l’esprit du foyer et la famille elle-même.
La steppe a longtemps été considérée comme une terre d’exil. Aujourd’hui, on s’y recueille loin du bruit du monde puisqu’elle continue de souffrir d’idées reçues. Une vision notamment due au caractère saisonnier du tourisme. Car de même que le mauvais café se reconnaît quand il refroidit, la steppe se dévoile en hiver, quand elle forme une mer figée, balayée par le blizzard, quand, lors d’un zud, la neige ou la glace rendent l’herbe inaccessible aux animaux, qui meurent de faim et de froid par centaines de milliers. »
(p. 36-41)

Un monde pétri d’immensité (p. 15-18)
Rencontre avec le divin (p. 85-89)
Extrait court
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