Collection « Sillages »

  • Népal
  • La 2CV vagabonde
  • Ísland
  • Habiter l’Antarctique
  • Cavalières
  • Damien autour du monde
  • À l’ombre de l’Ararat
  • Moi, Naraa, femme de Mongolie
  • Carpates
  • Âme du Gange (L’)
  • Pèlerin de Shikoku (Le)
  • Ivre de steppes
  • Tu seras un homme
  • Arctic Dream
  • Road Angels
  • L’ours est mon maître
  • Sous les yourtes de Mongolie
  • Cavalier des steppes
  • Odyssée amérindienne (L’)
  • Routes de la foi (Les)
  • Aborigènes
  • Diagonale eurasienne
  • Brasil
  • Route du thé (La)
  • Dans les pas de l’Ours
  • Kamtchatka
  • Coureur des bois
  • Aux quatre vents de la Patagonie
  • Siberia
  • Sur la route again
  • À l’écoute de l’Inde
  • Seule sur le Transsibérien
  • Rivages de l’Est
  • Solitudes australes
  • Espíritu Pampa
  • À l’auberge de l’Orient
  • Sans escale
  • Au pays des hommes-fleurs
  • Voyage au bout de la soif
  • Errance amérindienne
  • Sibériennes
  • Unghalak
  • Nomade du Grand Nord
  • Sous l’aile du Grand Corbeau
  • Au cœur de l’Inde
  • Pèlerin d’Orient
  • Pèlerin d’Occident
  • Souffleur de bambou (Le)
  • Au vent des Kerguelen
  • Volta (La)
  • Par les sentiers de la soie
  • Atalaya
  • Voie des glaces (La)
  • Grand Hiver (Le)
  • Maelström
  • Au gré du Yukon
Couverture
La valse des décors :

« Les semaines défilent sous nos yeux comme ondule l’océan opaque dont nous guettons sans relâche la métamorphose. À arpenter notre petite île, nous en connaissons désormais les moindres cailloux. Il nous tarde d’agrandir notre terrain de jeu. Impatients, nous attendons l’embâcle : ce moment où l’été bascule d’un coup de baguette magique lorsque se pétrifie l’océan. Plus exactement, c’est la période qui, lorsque les conditions de froid et de calme sont réunies, engendre la formation de la glace de mer. Contrairement à l’instantané de la baguette, cela prend plusieurs semaines pour venir à bout des soubresauts de l’eau que l’on étouffe. L’apparition de la banquise est une œuvre d’art. De façon certaine, l’esprit d’un vieux peintre se promène sur les grèves. Aux premières loges, perchés sur notre rocher, nous l’observons opérer, pigment par pigment. Avant même que le travail ne commence, l’eau se prépare et épaissit. Elle se fait visqueuse, lourde de microcristaux invisibles qui commencent à s’agencer. Pour la glaciologue que je suis, c’est le moment de tester mes connaissances. J’observe avec fascination se succéder les différents stades de formation de la glace. Cette eau lourde, on nomme cela de la grease ice, pour eau “grasse”. Lorsque la préparation du peintre est à point, il saisit ses outils. Son premier travail est d’étendre la couche du dessous, la plus délicate. La plus importante aussi, car elle assure la cohésion fine de la toile. Les premiers essais ne sont pas fructueux : des glaçons flottent, tentent de se rassembler, puis se font balayer par le premier coup de vent. L’automne se bat pour ne pas se laisser recouvrir. C’est touche par touche d’abord, puis en osant de plus larges taches blanches, qu’un épais pinceau réorganise la surface mouvante. Des petits galets de glace dansent comme du plancton sur les crêtes de la houle. Cela s’appelle du frasil. Lorsque enfin la mer s’apaise, la toile se fait miroir et les galets de frasil joignent leurs bords, se soudent, construisent entre eux de fins ponts de glace. Ils s’agglomèrent, envahissent l’eau, la tapissent de petites crêpes que l’on appelle, à la mode britannique, des pancakes. Heure après heure, ces pancakes attirent par leur froid les molécules d’eau liquide voisines et les convainquent de les rejoindre. Les plaques fines et translucides sous lesquelles les fonds marins se laissent encore observer grandissent à vue d’œil. Bientôt, nous ne discernons presque plus de chenaux libres. Les longues plaques se rapprochent, se resserrent, luttent de toutes leurs jonctions pour ne plus se briser, ne plus se séparer lorsque la houle ou le vent les défie. Chaque heure compte pour assurer le tissage de ce support entremêlé et le solidifier. La construction s’effectue aussi à la verticale. De translucides, les plaques deviennent opaques. Elles atteignent bientôt plusieurs mètres de long et quelques centimètres d’épaisseur. Je ne les quitte plus du regard. Au-dessus de l’océan, le ciel, lui aussi, semble s’offrir un nouveau visage, illuminé par le bas. Nous encourageons les éléments à continuer leurs efforts. Plusieurs tentatives sont nécessaires avant d’apposer le bon arrangement d’atomes, de tisser, enfin, un canevas résistant, sur lequel les couches suivantes prendront racine. Le tableau se peint des deux côtés, par-dessous, et par-dessus l’océan. Alors que les cristaux s’agrègent, le sel s’extrait de la glace nouvelle, navigue à l’intérieur des réseaux poreux du cristal et trouve une issue sous la banquise. Projetée dans l’eau liquide sous-jacente, la saumure alourdit cette dernière qui coule. Ces phénomènes physiques, invisibles à nos yeux, initient ainsi le tapis roulant actif qui entraîne ce que l’on nomme  la circulation océanique thermohaline mondiale. L’eau dense qui s’enfonce sous la banquise est remplacée en surface par un drainage d’eau plus chaude venue de latitudes plus basses. Une boucle à deux moteurs, un dans chaque pôle, actifs lors de la formation des glaces. Il en résulte la mise en place d’une stratification marine et le transport des masses d’eau dans le monde entier. Cela affecte le climat et régit l’intensité du fameux courant Gulf Stream, celui qui offre sa douceur à l’ouest de l’Europe. L’interdépendance des phénomènes saute aux yeux. Il est alors naturel de questionner l’impact produit par l’amenuisement de la banquise à l’heure où le réchauffement climatique attaque de plein fouet ces régions fragiles.
Le sel préfère l’eau liquide à la glace. Le peintre essore son chiffon poisseux. Nous évaluons quotidiennement l’avancée de l’œuvre en forant de petits cylindres de banquise à l’aide d’un carottier. Au 25 mars, le plus dur est fait. Sur près d’un kilomètre autour de l’île, une couche de glace continue de 15 centimètres d’épaisseur, reliée au continent, recouvre l’océan. C’est le stade ultime. La fast ice. L’artiste peut s’enhardir à l’étape plus artistique, épaissir, varier les motifs. Il appose sur le dessus des couches de neige de densité, de texture, de couleur savamment réfléchies, jette des reliefs au couteau du vent, craquelle des rivières et, par-dessous, ajoute des couches turquoise qui renforcent le socle. Jour après jour s’esquissent sous nos yeux les traits travaillés du décor hivernal. Le 28 mars, nous mesurons une glace de 20 centimètres d’épaisseur sur un kilomètre à la ronde et, au large, la surface bleue prend le même chemin. C’est plus qu’il n’en faut pour supporter notre poids. Même si ce sol continuera de se solidifier et de se complexifier au fil des mois, pour nous, le tableau est terminé. L’océan s’est mis au chaud sous une délicate coquille. Un cœur palpite là-dessous, quelque chose sur le point de naître pousse ses premiers cris à travers la glace qui crisse. Pour animer ce décor nu, il ne manque plus que des personnages et des histoires à leur faire vivre. Sans plus attendre, nous nous élançons à travers le paysage en écartant le cadre. Ce n’est pas un poisson d’avril, nous marchons désormais à la surface de l’océan ! »
(p. 78-81)

L’hiver, une montagne à gravir (p. 137-140)
Le cycle de la vie (p. 172-176)
Extrait court
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