Collecter les musiques traditionnelles

Les musiques traditionnelles et les traditions orales, transmises de génération en génération, sont aujourd’hui menacées de disparition. Patrick Kersalé, ethnomusicologue, parcourt le monde pour les enregistrer et en sauvegarder ainsi la mémoire.


Voyageur au long cours depuis une décennie, je cherchais simplement, au début de cette aventure, à aborder différemment les cultures, à entretenir des relations plus profondes avec les êtres rencontrés. Sur ce point, la réalité a dépassé le rêve. Des personnages de légendes ont croisé mon chemin : un roi africain, des sorciers, des devins et une foule d’anonymes, ultimes détenteurs de connaissances ancestrales transmises par la seule tradition orale. J’ai eu la chance d’assister à des scènes que personne ne verra jamais plus car, à chaque seconde qui s’écoule, un de ces témoins privilégiés emporte vers l’au-delà un trésor qu’il n’a pu transmettre faute d’interlocuteur attentif. Par bonheur, nous sommes parfois ces messagers qui passent à temps pour recueillir et sauvegarder une note ou une parole…
Depuis le début de ce travail, chacun des instants vécus dans les brousses africaines ou les hauts plateaux de l’Asie du Sud-Est fut empreint de la même magie. Mes terrains d’élection ont été le Burkina, le Mali et le Viêt-nam, qui regorgent de richesses culturelles en voie de disparition. Mon réseau de correspondants s’étoffe d’année en année, prend acte de l’urgence et s’active. Jeunes et « anciens » collaborent, les premiers pour leur propre avenir, les seconds parce qu’ils prennent conscience que désormais rien ne sera plus comme avant. Une précision toutefois : sauvegarder n’est pas préserver. La préservation des patrimoines immatériels comme la musique, les chants et l’ensemble de la « littérature orale » (contes, légendes, prières, dits de justice, proverbes, devinettes, énigmes) est intimement liée à la survie des rites et des coutumes : naissance, initiation, travail, mariage, obsèques, funérailles, jeux, cour d’amour, rituels pour les génies… Nous ne pouvons pas avoir d’action véritable en ce domaine, qui dépend essentiellement de la vitesse d’avancement de la « machine à broyer les cultures », c’est-à-dire la mondialisation économique et le large déploiement des technologies de l’information. Ainsi, lorsqu’une fonction disparaît, musiques et littératures orales meurent avec elle, à moins qu’elles ne soient folklorisées et ne deviennent objet de réjouissance ou de commerce. Sauvegarder, c’est alors permettre le passage d’un patrimoine vivant ou anémié à un patrimoine fonctionnellement mort mais demeurant à l’état de trace pour les générations futures, grâce à l’écriture, la bande magnétique, la photographie ou le film.

N’être qu’un révélateur


La tâche est vaste et délicate. Vaste car l’urgence est partout. Délicate parce que notre passé est douloureux : héritage du colonialisme, de l’esclavage, des abus de confiance. Sur mes terrains d’Afrique noire, je suis perçu comme un Blanc et, même si l’accueil semble cordial, je reste un Blanc. Renouer la confiance est le principal défi de cette aventure… un défi dont l’ennemi est le temps. Pour composer avec lui, il faut beaucoup d’opiniâtreté, de patience, de sincérité, d’humilité et de discrétion.
Lorsque j’arrive sur un nouveau terrain, ma devise est : « Dix minutes pour convaincre. » Point de discours commercial ni de plaquette en quadrichromie ; la sincérité est ma seule arme. Je n’adapte pas mon discours aux rois africains, aux Indiens d’Amérique ou aux chefs guerriers des antipodes. L’atout universel : l’amour de l’autre et de sa culture. L’acceptation du projet par les autochtones est d’ailleurs généralement consensuelle, sauf dans le cas où il existe une hiérarchie avec un chef puissant qui décide pour la communauté.
Le premier travail consiste alors à recenser les formes musicales et à élaborer un programme de sauvegarde par le biais de l’enregistrement. Cette tâche, s’étirant parfois sur plusieurs années, fait généralement l’objet d’une publication qui servira de miroir et de moteur aux indigènes appelés tôt ou tard à prendre la relève. Cet outil est la preuve tangible d’un travail qui progresse, un point de rendez-vous avec une promesse qui se matérialise. Une recherche plus approfondie, voire exhaustive, concernant le recensement et le collectage des répertoires les plus anciens, est confiée à un autochtone choisi en fonction de l’opportunité, de ses qualités humaines et intellectuelles et de sa disponibilité. En effet, même si l’on se sent bien quelque part, on ne doit jamais perdre de vue que ce qui est le plus important, c’est l’autre culture et l’acteur numéro un, l’indigène. Le visiteur n’est qu’un révélateur, la prise en charge finale devant revenir aux membres des sociétés autochtones.
Cultivateur, éleveur ou musicien professionnel, le musicien traditionnel est toujours un personnage surprenant. Qu’il s’agisse de la dimension impressionnante de sa mémoire, de sa virtuosité, de sa sensibilité, de sa capacité à jouer des heures durant sans faiblir, toujours il étonne. Malgré cela, tous ceux que j’ai rencontrés partagent la même qualité humaine : l’humilité. Imaginez ces balafonistes africains demeurant en pleine chaleur sans avaler la moindre gorgée d’eau, et leurs accompagnateurs frappant continuellement la même cloche de fer sans jamais attraper de crampe. Ou ces griots d’Afrique de l’Ouest capables de chanter, entre autres, la généalogie des mille à deux mille personnes d’un village sur six ou sept générations ! Sans parler de ces musiciens d’Europe centrale qui connaissent des milliers de chansons et de mélodies, et qui peuvent jouer plusieurs jours sans répéter deux fois le même air…
Deux types de dangers guettent cependant les cultures traditionnelles. Le premier est la mondialisation qui a tendance à les uniformiser. Le second, plus radical, est la volonté de certains pays de détruire la culture des peuples minoritaires – et ces peuples eux-mêmes – afin, notamment, de récupérer des territoires en « propriété de fait », ou de niveler la culture et la langue pour mieux canaliser ces individus au comportement imprévisible. Cette politique de fragmentation des populations, de folklorisation de la culture – et en l’occurrence de la musique – se concrétise par la création d’ensembles artistiques placés sous le contrôle des autorités, sous le prétexte de « valorisation culturelle ». Les musiciens appartenant au groupe ethnique majoritaire détiennent la direction artistique de ces groupes et transforment le fond de la culture originelle. Ce danger est de loin le plus grand car il éradique en quelques années toute une culture. Certaines autorités voient ainsi d’un très mauvais œil les projets de sauvegarde, qu’ils soient initiés par des étrangers ou par les autochtones eux-mêmes. Le travail, effectué en toute illégalité, est donc mené avec la plus grande discrétion possible. Des missions religieuses nous donnent parfois asile pour effectuer nos séances d’enregistrement, et protéger les musiciens de la délation et des représailles. Dans ces pays, cette activité est considérée comme un délit grave passible de lourdes peines. Certes, on peut considérer que l’enjeu n’en vaut pas la chandelle, mais avec un peu d’organisation et de discrétion nous prenons un minimum de risques. Il m’est arrivé plusieurs fois d’être surpris ou arrêté par la police. Dans ce cas, seules les relations préalablement instaurées avec des personnes influentes ayant compris et accepté notre démarche peuvent dénouer de telles affaires…
Aujourd’hui, de statut de « demandeur », je passe en position de « demandé ». Lorsqu’un projet a réussi dans une ethnie, celle-ci veut aller plus loin, réaliser d’autres publications, tourner un film, créer un musée ; et si la nouvelle se répand, les communautés voisines viennent frapper à ma porte. Ainsi, une dizaine de collecteurs autochtones s’activent aujourd’hui pour notre organisation, Syrinx Academy, afin de sauvegarder ce qui peut l’être encore de leur littérature orale. Munis de magnétophones, ils parcourent brousse, déserts ou montagnes à la recherche des derniers témoins qui « savent ». Les cassettes seront ensuite transcrites ou seulement traduites car de nombreuses langues vernaculaires ne sont toujours pas écrites ; ou, quand elles le sont, peu de gens savent les écrire, faute d’alphabétisation. Ces cassettes sont ensuite copiées et stockées en divers endroits pour en garantir la préservation.
Ce travail autochtone est souvent générateur de prises de conscience et de vocations, comme pour quelques-uns de mes jeunes amis gan ou lobi du Burkina, qui trouvent enfin une place dans leur société comme puits de savoir traditionnel. Certains, rejetés parce que handicapés physiques, sont aujourd’hui de brillants conteurs auprès desquels jeunes et moins jeunes viennent passer leurs soirées et s’imprégner de leur culture ancestrale… D’autres encore deviendront demain, grâce aux publications en cours, des modèles à suivre pour les jeunes dans ces sociétés en déclin culturel.
Utopie à grande échelle, réalité à l’échelon local, seul un véritable ancrage dans une culture reconnue et respectée peut permettre d’envisager l’avenir avec confiance. Puissent la musique et la parole des ancêtres y contribuer…

Texte extrait du livre : Chemins d’étoiles n° 5
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