À pied à travers la Mongolie (II)

Marc Alaux et Laurent Barroo ont traversé en 2004 les confins montagneux du nord-ouest de la Mongolie.


6. Ölghii : chez les fils de l’exode


L’année 1844 est celle du premier afflux massif de Kazakhs dans l’ouest du territoire de l’actuelle Mongolie, alors sous domination mandchoue. Il est inspiré par deux chefs que suivent cinq cents familles dont les aïeux s’étaient installés au Turkestan oriental peu après 1750. Le peuplement kazakh de l’Altaï mongol, riche de familles nombreuses et soudées ainsi que d’un esprit travailleur et expansionniste, augmente dès lors considérablement, si bien qu’en 1913 le huitième bodgo gegeen (Bouddha vivant), monarque et premier chef d’État de la Mongolie, leur décerne la nationalité mongole.
La présence sur le sol mongol de peuples qui peuvent être dits turcs est bien antérieure à l’arrivée des premiers Kazakhs. Dès le VIe siècle, le terme türk désigne une ethnie du plateau mongol puis trois empires guerriers qui se succèdent sans temps mort : celui des Tujue qui laissèrent nombre de balbal (statues anthropomorphes levées sur des sites probablement funéraires), celui des Ouïghours, qui eurent pour capitale la forteresse de Kharabalgas sur les rives du fleuve Orkhon, et celui des Kirghizes, Sibériens des forêts et landes de la région du Ienisseï. À présent, la zone d’expansion de la principale minorité turcophone de Mongolie se réduit au Bayan-Ölghii, à l’extrême ouest du pays.
Créée en 1940, cette province dont le nom signifie « riche berceau » est devenue le foyer de la fière et entreprenante diaspora kazakhe de Mongolie. Ces anciens immigrés constituent 80 % de sa population, soit 170 000 personnes. Si, en 1921, l’établissement d’une frontière entre la Chine et la Mongolie n’avait pas empêché ces nomades de migrer entre les flancs nord et sud de l’Altaï, le découpage du territoire à l’ère communiste, son contrôle strict et la collectivisation des troupeaux (achevée à la fin des années 1950) mit un point final aux passages de frontière saisonniers. De nos jours, les Kazakhs des aïmag (provinces) de Bayan-Ölghii et de Khovd ne se rendent en Chine que pour le commerce (achalandage de leurs épiceries et vente du cachemire au double du prix proposé dans les provinces mongoles) et ils n’ont plus de liens avec leurs cousins du Xinjiang, qui sont plus d’un million et demi.
Évidemment, le Haut-Altaï héberge les membres d’autres ethnies (Ouriankhaïs, Dörvöds, Touvas) qui cohabitent cordialement, cependant il reste la propriété de ceux dont le nom de « Kazakhs » évoque liberté et séparatisme. Certains sum (districts ruraux) sont à plus de 60 % peuplés de Kazakhs qui souvent nous répondent fièrement : « Non, il n’y a aucun Mongol ici, la vallée est kazakhe. » Et il convient de mentionner en passant le témoignage de Touvas dont les pâturages auraient été spoliés par des Kazakhs. Désormais, les territoires des premiers se réduisent au sum de Tsengel, à l’ouest d’Ölghii.
C’est que l’esprit qui anime les Kazakhs, caractéristique des minorités expatriées qui subissent une situation économique pénible (le taux de chômage du Bayan-Ölghii est le plus élevé du pays), renforce leur sentiment d’appartenance à une entité autre que mongole. Les Kazakhs de Mongolie sont issus d’une société traditionnelle semblable à celle des Mongols quoiqu’une multitude de détails les distinguent. La gestion de leurs troupeaux par exemple exclut quasiment le symbolisme primitif accordé par les Mongols à leurs chevaux ; par conséquent, les manades kazakhes sont plus réduites. De même, ils n’habitent la yurt turque (plus haute, plus spacieuse et mieux décorée que la ger mongole) qu’à la belle saison, lui préférant, à l’hiver et au printemps, des habitations en adobe ou en pisé, et au toit en terrasse. Il faudrait également citer leurs habitudes alimentaires, commerciales et religieuses (la pratique d’un islam sunnite très tolérant et perméable aux influences étrangères) mais je préfère m’attarder sur l’importance du pays qu’ils n’ont pour la plupart jamais vu mais qui, par l’attraction fulgurante qu’il exerce, crée chez eux un sentiment communautaire solide et durable.
Nombreux sont ceux qui déclament, les yeux illuminés d’une folie ranimée par notre passage : « Moi aussi, j’irai au Kazakhstan. » De ces promesses, il ne faut retenir que le rêve d’arracher leur famille à de trop rudes conditions de vie. D’autres, en revanche, ont courageusement tenté l’aventure. En 1992 et 1993, plusieurs milliers d’entre eux prirent la route du Kazakhstan. Très peu ont pu trouver un emploi si bien que les retours furent innombrables. Jukhuan fut de ceux-là. Il vécut cinq années à Astana avant de perdre son travail de maçon et d’être expulsé vers la Mongolie. Il est à présent un des éleveurs de chèvres les plus pauvres du sum de Delüün et peine à nourrir son fils unique. Sa carte d’identité kazakhe, vestige de sa tragique odyssée, trône, encadrée et poussiéreuse, décolorée parmi les photographies de famille, sur l’autel.
Pour rejoindre Almaty, Karaganda, Pavlodar ou Aqmola, les Kazakhs de Mongolie ont besoin d’argent. Ils vendent avant le départ l’intégralité de leur troupeau (d’où l’importance, selon certains, du cheptel des Mongols occidentaux qui les rachètent). C’est justement le cas d’Emeelkhan, éleveur des rives du lac Jaune, au sud d’Ölghii, qui, jusqu’à la fin de l’été, met en vente tous ses biens (yourte, meubles et tapis compris) dans l’espoir de s’en aller au printemps pour la terre promise. C’est aussi le cas de Nigamet, citadin aisé, las de la vie en Mongolie, et dont la fille, diplômée en journalisme, n’a aucun avenir ici.
À ces hommes qui m’ont hébergé, et parfois sauvé du pire, j’aimerais dire que le Kazakhstan, pays de près de 17 millions d’habitants (contre 3 en Mongolie), est la proie d’une délinquance inconnue des paisibles et sobres campagnes mongoles. Je souhaiterais expliquer les problèmes de drogue (en provenance d’Ouzbékistan) et de sida (le Kazakhstan est le pays le plus touché d’Asie centrale) qui frappent son insouciante jeunesse. Les éleveurs devraient également prendre conscience qu’en y émigrant ils n’auront accès qu’à des emplois sous-payés de manutentionnaires qui les priveront à jamais de la liberté des vallons sauvages de l’Altaï mongol. Malgré tout, l’an prochain, le Kazakhstan verra venir à lui d’autres nomades égarés, tâtonnant, aveuglés par les lumières d’Astana.


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