À pied à travers la Mongolie (II)



Marc Alaux et Laurent Barroo ont traversé en 2004 les confins montagneux du nord-ouest de la Mongolie.


7. Ulaangom : mauvaise passe


Le Naadam, la fête nationale mongole, touche à sa fin. La moitié de la population d’Ulaangom a investi les tribunes ombragées du vétuste stade de la cité. Impatiente, rieuse et colorée, elle s’apprête à savourer la finale du tournoi de lutte, qui enfantera un héros, incarnation des valeurs chevaleresques et guerrières de la province d’Uvs une année durant. La seconde moitié, quant à elle, commerce aux abords de l’enceinte où l’activité des innombrables cantines, buvettes et épiceries ambulantes n’a pas faibli depuis deux jours. L’appât du gain a même incité les commerçants à suivre la foule sur la ligne d’arrivée des courses équestres, à douze kilomètres de la ville.
L’ultime combat a débuté, la tension est à son comble. Deux hommes portant l’espoir et la fierté de leurs sum respectifs sont aux prises. Le commentateur officie assis à même la pelouse, microphone en main. D’un ton monocorde qui sied à la piètre qualité des haut-parleurs, il présente le palmarès des lutteurs, énumère les récompenses et leur valeur, et s’enthousiasme de manière croissante jusqu’à ce que, dans un tumulte de cris et de hourras, l’un des colosses morde la poussière. D’ordinaire si paisible, le peuple mongol tout entier sombre alors dans l’hystérie. Il déserte les gradins et envahit subitement l’aire de combat afin de célébrer le héros. Bousculant le commentateur, bravant les matraques des policiers déguenillés, chacun tente dans cette mêlée furieuse d’approcher, de toucher le surhomme et, pour les plus hardis, de voler quelques gouttes de sa sueur victorieuse.
Après la cérémonie protocolaire qui se déroule au pied du mât supportant le drapeau national et les étendards gengiskhanides (des lances d’hast à la hampe ornée de queues de yack) et au cours de laquelle sont décernés les titres de lion et d’éléphant au vainqueur et au finaliste, chacun quitte le stade dans un lent reflux, passant une dernière fois en revue les alignements de boissons et les amas de sucreries avant de rejoindre pour les uns leur véhicule, pour les autres leur cheval. Entraînés dans ce mouvement, nous passons de l’ambiance joyeuse des joutes sportives à la torpeur lénifiante des ruelles écrasées de chaleur. Les festivités publiques du Naadam s’achèvent. Le troisième jour, le 13 juillet, férié lui aussi mais passé en famille, laissera la capitale de la province d’Uvs pour morte.
L’entrée dans l’hôtel est un retour à une réalité amère. Mon regard glisse telle une ombre triste sur l’ivoire des murs de notre chambre sobrement meublée de couchettes (du feutre gris sur des planches mal assujetties), d’une table flanquée de chaises bancales et d’une armée de bouteilles de vodka, vides naturellement. Derrière la porte entrebâillée se devine le corridor à l’obscurité rendue inquiétante par une puanteur gluante. Il rappelle l’impasse dans laquelle je me trouve et l’arrêt brutal qu’a connu notre voyage il y a quinze jours.
Depuis Ölghii où, à force de patience et de rencontres, nous avions acquis un cheval de bât, nous n’avions pas ménagé nos efforts à la suite de l’épuisante traversée du Haut-Altaï pour couvrir une grande distance en direction du nord et de la frontière avec le Touva. De longues étapes furent ainsi accomplies aux côtés de notre nouveau compagnon, un hongre nommé Tatatonga parce que, à l’image du lettré ouïghour qui dut servir Gengis Khan après la défaite des Naïman en 1204, il fut contraint de nous suivre sans répit. L’été s’installait enfin, imprégnant de son haleine ardente l’air épais qui semblait se tendre, vibrer, s’écarteler. À midi, le paysage n’était plus qu’un monstrueux chaos de lumière. Le souffle lourd, dont je n’aurais su dire s’il filtrait du ciel ou du sable, parcourait les collines jaunes par vagues torrides qui asséchaient la gorge des éleveurs, faisait se cacher la faune, consumait l’herbe des pâtures. Le voyageur mal averti qui s’égare dans ces parages risque de perdre sa lucidité, et sa conscience mute jusqu’à fondre en une pâte molle, sans tenue, pitoyable, en proie au besoin de confort et de facilité. Êtres froissés par la fatigue et la sueur, Laurent et moi avions su trouver notre chemin au pied des falaises habitées de vipères qui bordent la Khovd au sortir de l’Altaï. Puis, le long de ce même fleuve aux rives ensuite boisées de saules, nous nous étions fermement engagés dans la dépression semi-désertique du lac Achiit. C’est là, durant trois jours et trois nuits, que nous endurâmes les attaques de milliers de moustiques et de taons. Cette nuisance était nouvelle pour nous mais les piqûres dénombrées par dizaines sur nos visages et nos mains nous tourmentaient moins que celles qui brûlaient Tatatonga, dont le poitrail finit par se couvrir de sang. La région entière, fuie par les nomades qui, sagement, n’y ont que leurs quartiers d’hiver (des enclos de branchages cernés de maisonnettes en rondins) était infestée par ces insectes ailés. S’y arrêter, y dormir, rendait fou. Y vivre était impossible. La traverser sans défaillance fut une épreuve de force. Les rares Mongols croisés, qui ne descendirent jamais de leur jeep, nous conseillèrent d’ailleurs, pour la survie du cheval, de nous extraire au plus vite de ce piège. Ces journées qui, en d’autres temps, m’auraient paru féroces et interminables, ma volonté furieuse d’avancer les rendit finalement communes.
Hélas survint ce que nous redoutions en ces confins défavorisés où les équidés, rares, utilisés par les Kazakhs en boucherie et convoités par des voleurs de troupeaux venus du Touva, ont une valeur marchande plus élevée qu’ailleurs. Le cheval nous fut volé. Si je fus investi de la pulsion de fouailler avec mon couteau les entrailles du brigand, c’est parce que, en commettant un larcin banal ici, il nous mettait en danger dans une zone inhospitalière à quatre-vingts kilomètres à l’ouest d’Ulaangom et, pire encore, il faillit briser le rêve vieux de deux ans qu’est ce voyage. Sortilège ou non, plus rien de sentimental ne semble heureusement trouver de prise sur moi. Le binôme que je forme avec Laurent est d’une force insoupçonnée. À la manière d’un torrent, nous contournons les obstacles, ou nous les emportons. Rien de visible sur moi n’a changé. Ma substance en revanche, avec tout ce qu’elle a d’orientale – une constante et dévorante insouciance –, s’est encore endurcie. Voilà ce que sous-entend le nouveau départ que je m’apprête à prendre d’Ulaangom jusqu’où nous avons été contraints de nous avancer en voiture. En cela au moins l’épisode du vol n’aura pas été stérile. Aussi sauvage et triste qu’il fut, il m’aura procuré l’étourdissement grisant d’avoir forcé le sort.
Si j’avais nourri une ambition sévère que rien ne contrebalançât, si j’avais souhaité plus que tout – plus que percer les secrets de la vie quotidienne des campagnards mongols et kazakhs – réaliser un auguste, un éblouissant voyage à travers la Mongolie mythique dépeinte dans les livres, j’aurais voyagé autrement (vite, seul, aveuglément). J’aurais abandonné car le destin nous a été à ce point défavorable que la certitude impuissante de ne pas accomplir le trajet prévu m’apparut évidente dès le début. À l’inverse, si j’avais humblement séjourné six mois en un lieu unique de Mongolie, j’aurais été frappé d’une langueur indigne qui m’eût fait perdre le sens de l’extraordinaire. Rien ne m’eût étonné. J’eusse cédé au vertige de l’immobilité et sombré dans une pesanteur, une torpeur à laquelle quiconque cerné de steppes si rudes se fût accoutumé, car bienfaisante sur l’instant quoique en vérité confuse et sans enseignement. J’aurais alors de la même façon vite repris le chemin de la France.
J’ai choisi une manière d’aller, de vivre l’« ailleurs » à mi-chemin entre l’équipée orgueilleuse des jeunes aventuriers en quête de gloriole et la moins enfantine paresse nonchalante du sédentaire. Mon art de voyager m’a inculqué une vertu, le goût de l’effort en dépit de l’inconnu, des ombres, des obstacles. Ces derniers jours, l’inquiétude a plissé mon front, la douleur et la haine ont fait se bander mes muscles, mon cœur s’est souvent vu freiné dans sa ronde et ma force d’esprit – celle qui renaît après une nuit de repos – semble s’être amenuisée. Mais l’absolue volonté d’avancer, elle, continue de m’armer de la fureur nécessaire au rejet de l’abandon. Dénué de ce second souffle qui m’aidera à repartir à pied d’Ulaangom, je n’aurais pas dépensé toute ma patience durant une semaine à rechercher le cheval, je n’aurais pas arpenté le village où fut commis le méfait avec la même vigueur, je n’aurais pas battu sans repos la campagne environnante, j’aurais prestement plié bagage.
Afin de ne point faire mienne l’apathie débile du sédentaire ou la routine lâche du voyageur sportif, vers lesquelles tendent à me conduire les difficultés rencontrées, il me faut nier un temps l’importance de la situation, fermer les yeux, regrouper les parcelles d’espoir terrées en moi puis, sans avoir cédé au découragement, me replonger dans l’action avec l’assurance et la morgue du lutteur déchu, lancé à la reconquête de son titre. Dès lors, les péripéties, les vols peuvent survenir en séries intolérables et la bonne fortune nous ignorer – malgré nos invocations –, nos craintes, nos doutes, notre amour de la France ne parviennent plus, ou le temps seulement d’une réflexion primitive, à prendre le dessus sur notre besoin féroce, presque instinctif, d’arpenter les steppes hostiles du pays du ciel bleu.


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