À pied à travers la Mongolie (II)

Marc Alaux et Laurent Barroo ont traversé en 2004 les confins montagneux du nord-ouest de la Mongolie.


2. Oulan-Bator : le Héros rouge


Oulan-Bator ruisselle. La cité entière – son sang et sa terre, ses feuilles d’arbres et ses ordures – coule et se déverse dans la rue, dans le caniveau. Si Enkh-Taïvnii Gudamj (l’avenue de la Paix), autour de laquelle tout s’est bâti sur un axe est-ouest, garde une certaine noblesse sous la pluie, les rues, les allées et les venelles adjacentes sont vite inondées. Le flot boueux qui submerge les trottoirs défoncés et emporte des portions de chaussée ne laisse pourtant pas la ville en ruine. L’architecture stalinienne brave le temps. L’eau qui dévale les monts Tchinggelteï et gonfle la rivière Selbe, l’eau qui filtre des nuages a pour effet de fixer la poussière, de nettoyer l’atmosphère, de laver les vitres d’immeubles et de lustrer les toits. Les imprévisibles averses printanières, violentes et lourdes, désarment un instant la citadelle tartare de son bouclier de poussière grasse, de gaz et d’émanations nauséabondes.
Parmi les silhouettes des tours de béton entre lesquelles Laurent et moi cheminons se détache celle d’un commerce symbolique d’Oulan-Bator. Magasin d’État durant l’ère communiste, Ikh Delguur – le grand magasin – a su rester mongol au moment de basculer dans l’économie de marché en 1991. Ses quatre étages ont probablement été rachetés à l’État pour une poignée de tougriks. Rectangulaire, massif et symétrique, cet édifice en béton armé au charme désuet ne manque pas d’élégance. On pourrait le comparer à Harrod’s ou aux Galeries Lafayette tant on y vient aussi pour flâner et découvrir comme dans un musée.
Sous un ciel d’orage, nous traversons l’esplanade qui borde l’immense bâtiment à l’architecture dépouillée et sur laquelle il nous faut éconduire mendiants et vendeurs à la sauvette. Enfin, nous pénétrons dans l’un des principaux temples de la consommation mongole. Les étages sont vastes et la décoration austère, contrastant avec les couleurs et le désordre des étals. L’ordonnancement des rayonnages est surprenant. Ainsi, une moto japonaise côtoie une bouilloire électrique de conception chinoise et des soieries traditionnelles aux motifs anciens. Mais de cela l’apprenti consommateur mongol n’a cure. Seul compte à ses yeux l’abondance des biens en tout genre ; peu lui importe l’agencement. Le grand magasin a donc hérité son ordonnancement des marchés de plein air qui jaillissaient jadis à la belle saison autour des monastères. Ici, on trouve de tout, des fleurs aux buuz (ravioles à la viande de mouton qui se cuisent à la vapeur) surgelés. Elle est définitivement révolue l’époque où l’échoppe ouverte en 1921 renfermait essentiellement des denrées de première nécessité. La Mongolie capitaliste est en marche.
Si Oulan-Bator évolue, c’est grâce aux investissements privés, souvent étrangers (coréens, japonais, chinois, américains). Cette transformation interpelle même l’habitué qui s’étonne, entre autres, de la logique des urbanistes. Le paysage de la capitale se remplit d’immeubles immenses et d’enseignes lumineuses, de magasins en tout genre, de salons de massage et de discothèques devant lesquelles se pressent des expatriés avinés, accompagnés comme il se doit de beautés locales. Une multitude d’automobiles et, fait très récent, de motos et de scooters s’affrontent sur la chaussée. La population s’accroît fortement ; chaque jour, des gens demandent à être logés. Il faut donc construire, et vite, y compris des appartements à 250 000 dollars pour parvenus. Les chantiers de constructions sont innombrables à l’inverse de ceux de restauration, de consolidation et de remplacement, et les infrastructures collectives sont loin de pallier les attentes des habitants. Ainsi, c’est le centre-ville, immensément riche et de plus en plus réservé aux élites, qui se développe de façon spectaculaire.
L’urbanisme galopant des tentaculaires faubourgs de yourtes qui s’agglutinent le long des axes routiers et autour de barres d’immeubles inquiète. Ces quartiers aussi sont en mutation mais avec une telle lenteur, un tel décalage, qu’ils semblent abandonnés, raison pour laquelle j’y crois parfois le temps suspendu. Certes ces banlieues s’animent davantage chaque année, certes elles sont de mieux en mieux achalandées et maintenant sujettes aux injonctions modernes de la voirie citadine, mais leurs habitants y vivent encore difficilement, sans combustible pour se chauffer ou faire fondre la glace en hiver, subissant les inondations et pataugeant dans les rejets d’égouts. Alors que le pavement de l’esplanade Sükhbaatar et de l’avenue principale est refait pour le bien-être des touristes, alors que sont arrosés les arbres qui donnent leur charme aux trottoirs fatigués, alors que sont repeintes les façades des édifices culturels de la ville, l’acheminement d’eau dans ces zones périphériques défavorisées dépend encore partiellement de l’aide et de la coopération internationales.
Lorsque Laurent et moi rentrons chez Nara, qui nous reçoit en frères, quelques buses, indifférentes à la modernisation, virevoltent au-dessus du Héros rouge. Des aboiements répondent au piqué des rapaces. Envahi par les chiens errants, Oulan-Bator accueille le crépuscule.


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