À pied à travers la Mongolie (II)

Marc Alaux et Laurent Barroo ont traversé en 2004 les confins montagneux du nord-ouest de la Mongolie.


4. De Khovd à Delüün : au piège de la Buyant


Le plateau de Delüün s’étale paisiblement sous mes yeux à 2 000 mètres d’altitude. À droite, durant la marche, des dizaines de tumulus de l’âge du fer ponctuent de furoncles de pierre les coteaux sablonneux qui nous surplombent. De loin, leurs silhouettes aux pentes abruptes se distinguent des courbes pleines, rondes et douces des collines. De près, je remarque leur base circulaire, leur apex constitué de noirs galets de rivière et parfois l’enceinte qui court au ras du sol et qui délimite l’espace réservé au chef inhumé sous le cairn.
Ponctuellement, sur les berges plates et vertes de la rivière Buyant, qui s’écoule ici tranquillement vers le sud après avoir pris sa source à Delüün, se dressent les yourtes et les maisonnettes en pisé des Kazakhs, qui peuplent en nombre la région. L’air tiédi par la proximité de l’eau et l’apaisante brise des montagnes invite au repos, entraîne à la contemplation. Le chemin, galon noisette qui serpente vers le village de Delüün, est aisé à parcourir. Quelle est donc la raison pour laquelle le moindre pas m’est pénible ? D’où me vient la fatigue immense qui alourdit mes membres ? Et pourquoi, avec Laurent, ai-je mis dix jours au lieu des cinq prévus pour rallier Delüün ?
C’est qu’il a fallu combattre les éléments – la terre dans un premier temps : le long de l’itinéraire que nous avions cru voir sur notre carte administrative au 1/1 000 000 à travers les monts Khökh-Serkh, qui forment la frontière entre les aïmag (provinces) de Khovd et de Bayan-Ölghii. Notre méconnaissance du relief de l’Altaï, une grave erreur de jugement, ainsi que les conseils approximatifs d’éleveurs trop fiers pour avouer leur ignorance des chemins de montagne, nous ont fait courir un grand péril. Seuls ceux qui ne se sont pas risqués sur le terrain prétendent que le nomade a une connaissance aiguë de sa région. Selon nos critères, cela est faux. L’éleveur a pour impératif de connaître les zones traversées lors des nomadisations ; il s’oriente dans l’espace grâce aux repères qu’il se crée lors des migrations, grâce aux points que sont les pâturages, les camps saisonniers, les ruisseaux. Ainsi certains lieux parfois proches de la yourte lui restent inconnus car inutiles à son troupeau ou dangereux. Enfin, sa propre appréciation des risques et son statut de cavalier rendent ses avis bien différents de ceux du marcheur.
Ainsi nous nous sommes engagés, aveugles, avides de triompher de la montagne, au fond de vallées étroites, reculées, difficilement accessibles, où les enfants des rares campements nomades éclataient en sanglots à notre arrivée. Ainsi nous avons franchi plusieurs torrents pour accéder toujours plus haut, vers les sommets, et avons enfin dépassé la dernière yourte avant le premier col. Mais quel col ? Nous avons multiplié les reconnaissances, avec ou sans sac à dos, jusqu’à 3 400 mètres d’altitude, nous avons souvent cru trouver le passage mais avons buté sur des cirques enneigés aux crêtes infranchissables. Nous avons planté les tentes où cela était possible. Nous avons escaladé les pierriers, les névés et les parois accessibles, mais toujours, derrière une crête, s’en élevait une autre, et une autre encore, cernée de précipices. Un pressentiment nous incita, dès le premier jour, à nous rationner, en divisant par deux les doses de nourriture. Hélas, le col qui devait nous faire basculer à l’ouest de la chaîne des Khökh-Serkh sans passer par les défilés inondés de la Buyant semblait s’élever sous d’autres astres que les nôtres. Des sommets, la vue sur la dépression des grands lacs (l’immense désert qui s’étend à l’est de la ville de Khovd jusqu’au Khangaï), la découverte de laissées de loups non loin de trophées d’argali (le fameux mouflon de Marco Polo) et de yangir (l’ibex, Capra sibirica) furent les seules compensations que Laurent et moi trouvâmes.
L’air fut l’autre élément combattu. Par la neige, les averses et les tempêtes, la météo printanière mongole nous a dévoilé son vrai visage des jours durant.
L’eau enfin, et surtout parce que l’axe impérieux des vallées, des éboulis et des rus nous a ramenés vers celle que nous souhaitions absolument éviter, la Buyant. Le cours d’eau paresseux qui irrigue les vergers de Khovd s’est mué en torrent de montagne. Son doux clapotement s’est fait grondement. L’onde a troqué son scintillement jovial contre une noirceur inquiétante. Les gorges se sont resserrées, les collines qui nous servaient d’échappatoire sont devenues d’impressionnantes falaises qui masquent le soleil. La neige même participe de ce cauchemar. Nous comprenons mieux les encouragements répétés des derniers bergers rencontrés. Nous manquons bientôt de vivres alors que le repas de midi est supprimé depuis plusieurs jours déjà. Le piège de la Buyant se referme. Faut-il continuer une progression à l’issue incertaine ? Devons-nous rebrousser chemin après tant d’efforts ?
La rivière forme un énième coude. L’anxiété nous gagne à l’idée que le sentier disparaisse dans les flots et nous oblige ainsi à traverser. Les chaussures et le pantalon noués autour du cou, nous nous engageons dans l’écume bouillonnante. Les jambes piquées par le froid et bousculées par les vagues, les muscles tétanisés d’effroi, la tête emplie par le hurlement grave de l’onde furieuse, les yeux fixés sur la rive à rejoindre ou sur le rocher derrière lequel nous nous réfugions – un instant seulement –, nous peinons. L’engourdissement nous menace. Les plus dangereux méandres, profonds de plus d’un mètre, sont franchis une première fois avec les vêtements et le matériel photographique, et une autre avec le sac à dos. Quand le courant est trop puissant, qu’il neige ou vente, l’un de nous, dépourvu de chargement, sert d’appui à l’autre. Nous ne parcourons certains jours que cinq kilomètres et franchissons le torrent jusqu’à onze fois. C’est pourquoi en voyant les falaises s’émousser jusqu’à redevenir des collines, je ressentis le bien-être animal du mouton à l’abri dans une étable pendant la tourmente.
La réponse est là. L’Altaï et ses rivières ont arraché toute force à nos chairs, comme je le prévoyais, et c’est humblement (misérablement ?) que Laurent et moi nous traînons jusqu’à Delüün, important bourg du Bayan-Ölghïï. Nous voici en terre kazakhe. Encore quelques pas, encore quelques efforts malgré la peur ignoble qui nous guette et nous sentirons vraiment le voyage nous envelopper.


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