L’âme vagabonde, d’une île à l’autre

« Vivre l’exception » : c’est l’expérience que Françoise Sylvestre vient chercher sur les îles. Son rêve insulaire a pris naissance dès sa petite enfance ; il ne l’a jamais quittée. D’Arran, au sud-ouest de l’Écosse, aux Lofoten, d’Arz à Groix, elle a maintes fois jeté l’ancre à terre pour faire des îles ses ports d’attache. Là, sa vie s’écoule au rythme des saisons et son cœur bat à l’unisson des marées. Elle fait le tour de ces petits bouts d’univers et elle écrit leur histoire. Une histoire toujours singulière, vécue dans l’émerveillement quotidien. Au retour d’un séjour prolongé à Kerguelen, elle a choisi de vivre sur l’Île-aux-Moines. Ne lui demandez pas où elle sera demain. Elle vous répondra qu’elle ne savait pas hier qu’elle serait là où elle est aujourd’hui.


La mer m’attire. De naissance. Au tout début du XXe siècle, mon grand-père faisait à bord de voiliers les premiers relevés météorologiques, du Grand Nord à l’équateur. Sans qu’on m’en ait beaucoup parlé, j’ai été bercée par ces évocations et je me suis, très jeune, projetée dans un monde maritime imaginaire. Ma grand-mère, qu’il avait rencontrée au cours de ses missions de recherche, était danoise, de la côte ouest du Jutland. Un petit pays, plat, parsemé d’îles, riche de son histoire maritime. En effet, et sans être colonisateurs, les Danois, descendants des Vikings, ont toujours été des conquérants et des marchands.
Dès l’enfance, on m’emmène au bord de la mer : au Danemark, mais aussi de la côte normande au Pays basque, en passant par la Bretagne et de nombreux étés dans un moulin à l’île d’Oléron. À l’époque, le pont n’existait pas. On prenait le bac. Nous y partions avec nos cousines dont le père était pilote au canal de Suez. Là encore, que d’histoires entendues ! Alors, à moins d’avoir le bleu et le bruit des vagues en horreur, un début dans la vie de cette sorte tisse une belle toile de fond pour une inclination insulaire.
Aujourd’hui, que ce soit en avion, par la route ou le rail, lorsque j’arrive quelque part, en France ou dans un autre pays, je ne peux m’empêcher de chercher à prendre aussitôt un bateau, pour une île. Même si je ne sais pas dire dans les langues étrangères que je connais le mot magique embarcadère, partout je saurai reconnaître le pictogramme sur le panneau indicateur qui va me mener au port. Et alors, de Glasgow en Écosse, je file à Arran. Au Danemark, je m’arrête à la première île au sud, sur la mer du Nord, Rømø. Même en Allemagne, pays plutôt continental, je vais me retrouver dans une île de la Frise ou, plus loin, à Helgoland. Si je pars en Guadeloupe, hop, je saute dans un autobus et je prends le bateau pour la petite île de Terre-de-Haut, aux Saintes. Si je suis à Miami, je vais dans les Keys. Si c’est à Auckland, en Nouvelle-Zélande, je ferai un tour dans l’île du Sud. Encore mieux, aux Chatham. Et je pourrais multiplier par autant d’îles que j’ai découvertes et aimées ce phénomène a priori instinctif.
Cela va même bien au-delà. Je vis actuellement sur une petite île du golfe du Morbihan, qui n’est séparée du continent que par un courant de quelques brasses. Je ne prends le passeur que par nécessité. En revanche, j’éprouve régulièrement – presque quotidiennement – le besoin d’aller dans les îles voisines ou de chercher l’îlot que je peux atteindre à pied au jusant et de m’y laisser isoler le temps d’une marée. Pour rêver. Pour écrire… C’est en soi un moment de bonheur. Le bonheur d’être entourée d’eau. De cette simple observation naît la raison primordiale de ce choix personnel de l’insularité.
Même si j’ai grandi dans le courant de 1968 – j’avais 20 ans cette année-là – et si je me suis sentie pleinement concernée par la réflexion qui en a été à la fois la cause et la conséquence, il n’y a en aucune manière chez moi une volonté déterminée de vivre en marge de la société. Au contraire. Dans une île, on vit en société. Une société certes très restreinte, très territoriale, très hiérarchisée, mais en même temps très solidaire et pleinement ouverte sur le monde extérieur. Ne serait-ce que par nécessité. La plupart des îles où je suis restée un moment en bateau, en vacances, en reportage, ont vu arriver au début des années 1970 des gens qui fuyaient la société de consommation exagérée. Beaucoup sont repartis. Ceux qui sont restés se sont parfaitement intégrés dans le tissu social insulaire. Oh ! ça ne se fait pas en un jour. Avant par exemple de recevoir la carte de couleur distinctive donnant droit à un tarif préférentiel sur le bateau qui assure la liaison de l’île avec le continent, il faut laisser passer une période probatoire de plusieurs mois. Alors on est insulaire. Puis, avec le temps, on devient îlien. Îlois, jamais. Mais quelle importance. On ne choisit pas ses origines. Et il suffit de se dire qu’être étranger est aussi un statut, parfois même un avantage. Cela me rappelle mon installation à Belle-Île. J’y venais depuis une bonne dizaine d’années en voilier, surtout en hiver. J’ai un jour décidé de m’y ancrer davantage. Je venais de vendre mon bateau. Il me manquait déjà. Alors j’ai trouvé un bout de maison sur le port du Palais. À côté de l’écluse. Est-ce pour l’aspect pratique ou tout simplement parce que je cherche un lien affectif ? Je m’étais promis de tout acheter sur l’île pour m’installer. Lorsque je suis allée demander au Grand Bazar où je pouvais trouver un lit, le vendeur que je croyais bien connaître m’a simplement répondu : « Ici, Madame, tout le monde a son lit ! »
Éloquent. Plutôt que de m’en offusquer et de me sentir rejetée, j’ai insisté. J’ai eu mon lit. Un grand pas était franchi. J’ai alors fait de plus en plus souvent les cent kilomètres du tour de l’île à pied, et j’ai fini par venir vivre sur l’île. Quelques années.
La vie est simple sur une île. La nature est belle, forte, suffisante. L’horizon est infini, source de rêve et d’inspiration. On se contente de ce qu’il y a en matière de biens de consommation, de services et de culture. Et précisément parce qu’ils sont limités, on s’en nourrit le plus et le mieux possible. En outre, comme la plupart des îles sont tournées vers le tourisme, on élargit le champ de ses relations avec les autres. On leur apporte. Ils nous apportent. Les périodes où il n’y a personne et celles où il y a trop de monde sont chacune à leur manière enrichissantes et sources de réflexion. Leur alternance rythme la vie et l’organisation de l’île. Comme le rythme des marées, celui des saisons, celui des coups de vent et des tempêtes.
L’île est un territoire, un microcosme qui permet de façon non-utopique et avec une volonté à la fois individuelle et collective de réfléchir aux problèmes essentiels du monde. L’équilibre de la nature en premier lieu. Avec les questions d’environnement et de production d’énergie. Est-il utile de rappeler par exemple comment toutes les côtes au vent des îles du Ponant reçoivent un jour ou l’autre de plein fouet les effets des marées noires ? L’équilibre sur le plan humain ensuite. Avec les choix d’urbanisme et de construction, avec l’effort de tolérance nécessaire à l’égard de l’autre, qu’il soit étranger ou insulaire. L’échelle de l’île permet dans tous les domaines, sans dommages irréparables, des expérimentations.

Un terrain idéal pour repenser le monde


Cela reste vrai dans tous les coins du monde. Les exemples sont multiples et intéressants. Après avoir vu l’agriculture disparaître au profit du seul développement du tourisme dans les îles, on assiste actuellement à une réflexion inverse, plutôt complémentaire, sur ce problème. Les terres insulaires sont souvent majoritairement agricoles. En France, la loi sur le littoral de 1976 est un élément de protection. Et il est intéressant de voir se développer sur les îles, que ce soit à Belle-Île avec l’agneau ou le fromage de chèvre, à Noirmoutier avec le sel, le turbot ou la pomme de terre, à Houat avec les algues, à l’île d’Arz avec la charolaise, une agriculture raisonnée qui permet une production de haute qualité. C’est le moyen de valoriser en même temps l’île et ses habitants. À l’Île-aux-Moines, où je vis actuellement, les dernières exploitations agricoles ont disparu. Aujourd’hui, en concertation, on recrée des vergers. On envisage même de ramener des vaches, et pas seulement pour le décor de La Petite Lili.
Dans le secteur scolaire, de la même manière, le Collège des îles du Ponant est un modèle. Il a été créé à Brest au début des années 1980 après un Noël où les enfants, pensionnaires sur le continent, n’avaient pu retourner passer les fêtes en famille à l’île de Sein à cause de la tempête. Depuis, il a fait ses preuves. De l’île de Batz à l’île d’Aix, ce ne sont plus les collégiens qui prennent le bateau, mais les enseignants. Avec, là encore, une réflexion qui en fait un collège avant-gardiste et performant, ouvert sur les techniques modernes de communication. Il en a résulté un échange très enrichissant entre les îles et le continent d’une part, entre les différentes îles d’autre part. L’échec scolaire y a du coup bien diminué. Et beaucoup de ces enfants cherchent à rester sur leur île.
Dans le secteur culturel aussi, les îles sont le terrain privilégié de belles initiatives. Ouessant a chaque année son Salon international du livre insulaire. On y vient de Cuba, des Marquises, de Tahiti ou de la Réunion, mais aussi de Quimper ou de Paris. Groix a son Festival international du film insulaire, Belle-Île son Festival d’art lyrique auquel participent les plus grandes voix du monde. Sans compter toutes les manifestations liées au patrimoine.

L’île incontournable


Alors, bien évidemment, ces observations, qui sont autant de raisons à la fois pragmatiques et intellectuelles pour vivre sur une île, sont venues avec le temps. Et c’est a posteriori que j’ai mieux cerné ce qui m’attirait et m’attire irrésistiblement dans les îles.
J’étais journaliste à Paris. Je naviguais beaucoup. De plus en plus. J’étais restée indépendante pour mieux répartir mon temps entre mes vies familiale, maritime et professionnelle. J’emmenais mes enfants sur la mer et dans les îles. Maintenant, ils sont adultes et vivent… loin, chacun dans une île. C’est pour moi une forme de bonheur, la confirmation du bien-fondé du choix que j’ai fait. Cependant, j’ai attendu qu’ils soient adultes pour partir vivre dans les îles. Mais combien en avons-nous partagé au cours de leur enfance et de leur adolescence ! Je me souviens d’un mot de l’aîné lorsque j’avais choisi de poser notre sac à Belle-Île. Pour les vacances. Toutes les vacances. « Ça y est. On est des autochtones ! » Il avait dû découvrir le mot quelques jours auparavant.
Quant à ce que j’écrivais, très vite je me suis entièrement consacrée à la mer et aux îles. J’y allais de plus en plus. Je les aimais de plus en plus. J’en faisais de plus en plus le tour. Je rêvais de plus en plus d’en connaître de nouvelles. J’étais partie quelques années travailler à Brest pour naviguer davantage encore. Je faisais de la radio. Un jour, en pleine campagne municipale, au lieu d’ouvrir le journal de la mi-journée sur ce sujet haut en couleurs, j’étais allée à Ouessant et avais consacré toute l’actualité à la vie des enfants sur l’île et la liberté des moutons dans la lande. L’impact avait été fort. Notamment dans les différents camps politiques. Je laissai passer un peu de la passion qui m’animait et de mon inclination marquée pour la mer et les îles. À mon retour à Paris, je m’installai à Montparnasse et ne proposai plus que des reportages et des ouvrages sur la course au large, sur la nature, l’économie et la vie sociale dans les îles et rien ne fut plus merveilleux pour moi que de me retrouver isolée en plein hiver sur l’île d’Yeu à cause de la tempête. Pas de bateau. L’hélicoptère ne pouvait pas décoller. J’y faisais un reportage sur un grand saurisseur boulonnais qui avait par conviction, ou plutôt par amour de l’île, gardé en activité un atelier de fumaison du thon.
Puis, d’année en année, de reportage en reportage, d’île en île, le choix de la vie insulaire se fit plus pressant. Mais je ne faisais encore qu’en rêver.

Par hasard ou par nécessité


Et puis un jour, j’étais en reportage à Concarneau pour la mise à l’eau d’un navire qui partait pêcher la légine et le gunnari dans les eaux froides des Kerguelen.
Kerguelen. Un nom qui sonne haut dans les récits de cap-horniers et de baleiniers du monde entier, qui évoque plus que tout autre l’île dans son absolu. Le rêve de tous les marins. D’instinct toujours, j’ai proposé à l’administrateur supérieur des Terres australes et antarctiques françaises d’aller en mission de reconnaissance du patrimoine maritime de l’archipel. Du bonheur plein le cœur, des cahiers et des crayons dans mon sac à dos, j’embarquai à la Réunion sur le Marion-Dufresne, mythe parmi les mythes, et je passai trois mois de l’hiver austral sur les traces des phoquiers à Kerguelen. Seule femme au milieu de quatre-vingts hommes. À partir de ce jour-là, je ne vivrai plus ailleurs que sur une île.
Voilà comment il y a quelques années je suis partie habiter à Belle-Île d’abord, à l’Île-aux-Moines ensuite. J’y suis encore aujourd’hui. J’y ai créé une librairie, maritime évidemment, une galerie d’art et une maison d’édition : L’âme vagabonde. L’été, j’y retrouve beaucoup de celles et ceux que j’ai croisés dans ma vie de journaliste. L’hiver, l’île vit à un rythme ralenti, plus intime encore. Plus rude aussi. Je m’y sens bien, étrangère. Et j’écris. J’ai fait de l’île une véritable philosophie.
À l’heure où je reviens sur mon cheminement, je rentre d’un voyage en cargo que j’ai entrepris pour écrire l’histoire d’une femme qui a disparu. L’homme qui l’aime ne sait pas sur quelle mer, dans quelle île la retrouver. Il renonce d’abord à la chercher, puis… Cette nouvelle, écrite de la première à la dernière ligne en mer, est suivie de sept histoires courtes. Sept scénarios où Elle vit une vie différente sur sept îles différentes.

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