Deux cavaliers chez les peuples centaures

« Vivre, ce n’est pas traverser une plaine », dit un proverbe cosaque. Qu’à cela ne tienne : Sylvain Tesson et Priscilla Telmon ont un besoin vital de grands espaces. Avides d’immensités solitaires, ils avaleront 3 000 kilomètres de steppes, de montagnes et de déserts, des monts Célestes légendaires jusqu’aux rivages asséchés de la mer d’Aral. Dans leurs bagages, pour tout viatique : le témoignage des explorateurs qui leur ont ouvert la route, enluminant le décor de cette folle cavalcade de leurs récits hauts en couleurs. Et comme « un nomade sans cheval est un oiseau sans ailes », les deux voyageurs adopteront trois montures pour se lancer sur la trace des hordes qui, dans le sillage de Gengis Khan, firent trembler la steppe de leurs galops endiablés…


Il est des régions du monde où l’homme doit sa survie à la complicité qu’il a su nouer avec un animal. Certains parages de la planète sont trop hostiles pour qu’il y prospère seul. Le dromadaire au Sahara, le yack au Pamir, le lama sur l’Altiplano lui offrent de pouvoir s’établir en des milieux difficiles. Dans les étendues du centre de l’Eurasie, sur le tapis infini des grandes steppes centrales, c’est le cheval qui a autorisé l’homme à s’approprier la géographie.
En Asie centrale, tout commence et s’achève en selle : l’existence des hommes comme l’histoire de la région. À cheval, les peuples. À cheval, les conquêtes, les luttes et les retraites. À cheval, la maîtrise du territoire par les très anciens Scythes, Sogdiens et Bactres, premiers occupants de la région, aussi rayonnants qu’éphémères. À cheval, le déferlement des hordes mongoles qui avalèrent l’Eurasie jusqu’au bord de l’Europe. À cheval, les conquêtes de Tamerlan qui firent couler des océans de sang desquels surnageaient les îlots bleus des coupoles samarcandaises. À cheval, l’arrivée des Russes, qu’envoya Pierre le Grand pour s’assujettir les terres du Sud, jusqu’aux confins des plaines. À cheval, les caravaniers de Venise ou les marchands célestes qui faisaient circuler le luxe et les soieries sur les pistes rugueuses de poussière et de lœss. À cheval, l’exploration qui ouvrit l’Asie centrale à la connaissance des Chinois et des Européens et leur permit – espions, moines, ambassadeurs, géographes et aventuriers – de se rencontrer, de s’affronter, de se connaître, à mi-chemin entre les deux extrémités de l’Eurasie. À cheval, les peines, les joies, les heures et les jours des nomades, racleurs de vent, trousseurs d’horizon, habitués à voir le ciel et l’espace entre les oreilles de leurs chevaux – cette ligne de mire du cavalier. Quand l’artillerie russe puis les chars de l’armée Rouge apparurent à l’horizon du Turkestan, ce fut la fin de l’histoire cavalière, le début des Temps modernes. Et le rideau fut tiré sur des siècles de galops furieux. Mais tous les cavaliers – caravaniers ou solitaires – avaient eu le temps de laisser sur la terre touranienne deux sortes de traces : l’une imprimée dans la poussière des pistes, l’autre inscrite dans les récits de voyage qu’ils écrivirent au retour de leurs expéditions. Quel autre choix s’offrait-il à nous que de partir en selle, pied à l’étrier, bride à la main avec cette soif d’aventure qui est notre mors aux dents ? Celui qui veut s’imprégner de l’esprit nomade a-t-il d’autre possibilité que de se mettre en selle et en steppe ?
Un jour d’été, nous achetons donc trois chevaux dans les faubourgs d’Almaty, les baptisons Ouroz en hommage à Kessel, Bucéphale en mémoire d’Alexandre le Grand, Boris pour le souvenir russe et nous engageons dans les monts Célestes. Notre rêve est de rallier la mer d’Aral à travers steppes, déserts et montagnes. Pendant près de six mois, sur une distance de 3 000 kilomètres, nous tracerons une courbe, incurvée vers le sud à travers la mosaïque des univers touraniens : l’alpage d’altitude, royaume des nomades turco-mongols ; la montagne aride, peuplée de Tadjiks ; l’oasis où excelle le génie ouzbek ; le désert où prospéraient jadis les Turcomans qui faisaient frémir les voyageurs aventurés si loin.
Dans nos sacoches en cuir, des récits de voyage. C’est l’un des privilèges du cavalier que de pouvoir emporter avec lui sa bibliothèque portative… Nous progressons en rapportant aux paysages qui défilent sous les sabots de nos bêtes, et aux scènes que nous vivons chaque jour, les descriptions des écrivains qui se sont succédé en ces contrées depuis le moine Xuanzang. Nous cheminons ainsi en lecture et en pensée en compagnie d’Ella Maillart, du moine Rubrouck, d’Ibn Battuta, d’Armin Vambéry, de Nicolaï Prjevalski.
Première étape : franchir en quelques mois les draperies des prairies d’altitude du Kazakhstan et du Kirghizstan. Monts Célestes, versants du Soleil, massif du Ferghana, lacs Issyk-Koul et Song Köl, vallée de l’Alaï. Les hautes terres défilent : alpages perchés, antichambres de l’empire des steppes, jardins sous le ciel où Prjevalski quêtait « l’herbe rare qui pousse en ces contrées : la liberté sauvage ». Nous comprenons, à progresser ainsi huit à dix heures par jour, sans que le paysage ne varie d’un seul pouce, pourquoi les nomades d’avant l’islam divinisaient tout à la fois le ciel, l’espace, la steppe, le vide et vénéraient en Tengri le dieu de l’Horizon.

Tian Shan et chevaux célestes


Nous naviguons de campement en campement. Les yourtes flottent sur l’océan des herbes comme des bouées où s’accrochent les rescapés de la collectivisation soviétique. Les nomades nous y accueillent presque chaque soir et nous enseignent l’art de vivre à cheval dans la steppe. Chaque jour, nous en apprenons davantage sur la manière de mener nos bêtes. Savoir trouver l’alpage au terme de l’étape, détecter le clou qui joue dans la ferrure, lire dans le crottin les signes avant-coureurs de la maladie, guetter l’irritation sur le dos de sa monture avant que ne se déclenche la gonfle redoutable, abreuver son cheval avant qu’il n’ait soif, servir la ration de l’étalon avant celle des hongres pour ne pas manquer aux préséances naturelles… Voici quelques-uns des devoirs que le cavalier doit rendre à sa monture. La maîtrise de ces techniques est nécessaire à qui veut prendre la clé des steppes.
Parfois, sous la yourte où l’on nous reçoit, rien ne laisse deviner que nous sommes à l’aube du IIIe millénaire. Pas de plastique, pas de nylon, pas d’outils… aucun de ces ustensiles que la modernité conquérante a charriés tout au long du XXe siècle d’un bout à l’autre des pays de la Terre. Ici règne la permanence des choses. Le temps s’est noyé dans la steppe. Les éleveurs qui nous accueillent vivent comme leurs ancêtres des siècles originels. Zalevski, Plan Carpin ou Marco Polo auraient pu croiser une yourte semblable sur leur chemin soyeux…
Au fur et à mesure que les jours passent, nos animaux apprennent à s’entendre. L’harmonie entre les bêtes est une condition nécessaire à la survie et à la bonne marche d’une caravane. La caravane, c’est la paix. Entre les bêtes. Entre les hommes et les bêtes. Entre les hommes. L’étalon s’impose très vite auprès de nos deux hongres comme le dominant. Boris et Bucéphale se mettent sous sa protection. Chacun sa place mais pour tous un seul rythme : lent, régulier, inaltérable – cadence nomade, mesure de l’immensité au métronome des pas. Très vite, nous ne nous jugeons plus comme deux cavaliers juchés sur leurs montures mais comme les membres en harmonie d’une unique caravane. Et nous éprouvons combien le voyage à cheval nous métamorphose, nous initie à une nouvelle lecture du monde. Il nous aide à nous fondre dans l’environnement que nous arpentons. Chevaucher aiguise les sens, renforce l’acuité de l’observation, développe la sensibilité. Car, en surcroît des signes qu’il peut lire dans la nature, le cavalier dispose de ceux que manifeste sa monture. Le point d’harmonie est atteint quand l’homme et sa bête réagissent en même temps à l’adversité, débusquent la bonne pâture ensemble, esquivent le danger ou l’embûche d’un même geste, sans concertation. C’est l’entente ultime, cette complicité qui permet à chacun de prévenir les faiblesses, les attentes, les humeurs de l’autre. Le cheval devient miroir des émotions du cavalier. Alors, en selle sur le dos de sa bête qui n’en est plus une, le cavalier a l’impression de chevaucher la clé de voûte d’un édifice d’équilibre et de bonheur. Il lui semble naviguer dans l’océan des herbes sur le point vélique, cet axe où les marins situent la convergence des forces de poussée, de tension et d’équilibre d’un bateau. Le point d’avancée…

Quand les lendemains déchantent


S’abattent sur nous les premières difficultés. Marais du col Karakouj qui manquent d’engloutir nos montures ; talus d’éboulement des monts Célestes où Bucéphale perd pied ; tempête de neige du col de Saryboulak où nous restons coincés à 4 000 mètres sous l’orage dans une tente déchirée ; gués torrentiels des sources du Syr-Daria qu’il faut passer en force…
Et puis, comme pour contrebalancer l’atmosphère apaisée dans laquelle nous baignons à chaque campement croisé, nous sommes un jour victimes d’une attaque. Quatre voleurs de chevaux nous fondent dessus. Une voiture déboule par miracle sur la piste déserte et les met en fuite. Nous venons d’être victimes d’une antique pratique du Turkestan : le vol de chevaux, le détroussement des voyageurs, le pillage des colonnes marchandes. Quelle chronique traditionnelle ne met-elle pas en garde les candidats à la traversée du Touran contre les appétits des bandits turcomans ?
Il y a aussi, hantant la steppe, hermétiques au principe nomade qui veut que la terre appartienne à « celui qui la foule », les agents des services intérieurs, anciens sicaires du KGB qui ont survécu à la chute de l’Union. Nous sommes arrêtés plusieurs fois, détournés, contrôlés, placés en garde à vue pour avoir commis la simple faute de prétendre avancer au pas, en liberté. Enfin, nous aurons à essuyer les remous d’une guérilla islamiste qui ensanglante les contreforts des monts Pamir, dans le sud du Kirghizstan. Nous serons contraints de faire un détour pour éviter le front. Nous bifurquons vers la plaine du Ferghana, oasis ouzbèke séculaire délicatement agencée par des générations de jardiniers méticuleux. Au temps des empereurs chinois, on racontait que cette plaine recelait des chevaux capables de voler. Aujourd’hui, nous sommes les seuls et uniques cavaliers de la région. Les Russes ont transformé le Ferghana en grenier à coton. Pas un pré ! Seulement la nappe uniforme des parcelles industrielles. La nature entière priée de produire ! Chaque pouce carré du terrain dévolu à l’agriculture ! On nous regarde d’un mauvais œil pénétrer dans ce jardin avec notre caravane. Dans la mémoire des habitants du Ferghana, il y a cette opinion que les chevaux sont l’instrument des razzias mongoles dont on entendait la rumeur juste avant que la horde ne déferle depuis la crête pour jeter à bas l’oasis.

Passer une porte


Nous quittons le monde turc comme on claque une porte. Une frontière difficile à franchir et une passe d’altitude nous ouvrent les horizons de la Perse antique. C’est une des particularités de l’Asie centrale que d’offrir des cols qui tranchent autant que la lame du rasoir : selon le versant où l’on se trouve, on bascule en quelques centaines de mètres d’un univers à l’autre. Au Tadjikistan, nous gagnons les bords de la Zeravchan (« celle qui pourvoit l’or », en tadjik). Sur les pistes rocailleuses que martelaient les caravanes, nos montures usent leurs propres ferrures. Au cours de l’expédition, il nous faudra rechausser les sabots cinq ou six fois. Le paysage s’assèche. Les aridités gagnent du terrain. Les versants revêtent les habits de la soif : rocaille à nu, buissons desséchés, couverture de poussière. La quête du foin devient une gageure. Le voyage cavalier, c’est aussi cette obsession de l’alimentation qui réduit la pensée du cavalier à l’unique préoccupation de dénicher l’herbe…
À nouveau une frontière : nous repassons en Ouzbékistan. Staline, pour diviser les peuples, morcela les anciens empires et stria la steppe de limites nouvelles, tracées dans les politburo de Moscou. Elles ne correspondent ni aux antiques khanats, ni aux vieilles alliances. Elles sont des lignes arbitraires veinant de leurs anastomoses les steppes antiques, coupant les territoires de pâture, balafrant les antiques axes d’échange ou de transhumance. Ces frontières sont souvent fermées aux étrangers mais les cavaliers-voyageurs savent bien qu’un cheval est un outil de négociation. Quand les nôtres souillent de crottin les parvis des postes de douane, on nous prie de dégager la place en emportant nos bêtes. Quelle autorité voudrait garder à vue un équipage si encombrant ? Samarcande, ou la déception du cavalier. Il est fini, le temps où l’on voyait depuis sa selle surgir dans la poussière la forêt de remparts, de dômes aux glaçures bleues. Samarcande ne hante plus que nos rêves d’Orient et les pages fascinées écrites jadis par ses soupirants. À présent, pour gagner le cœur de la cité, il faut traverser une couronne industrielle qui porte le nom de Superfosfate. Il faudrait s’interdire de voyager avec d’anciens textes. On se prémunirait ainsi de toute déception. Nous traversons la ville à cheval et, malgré l’interdiction en vigueur depuis plus d’un demi-siècle, nous faisons résonner les sabots de nos bêtes sur le pavé des madrasas que Tamerlan rinçait du sang de ses vaincus. Puis nous plaçons le cap de Boukhara, phare de l’Islam, entre les oreilles de nos montures. Huit jours de steppe sauvage, solitaire, silencieuse.
Au-delà de Boukhara s’ouvre le Kyzylkoum, « désert des sables Rouges », qui étend l’obstacle de ses dunes jusqu’à la mer d’Aral. Il nous faudra dix-sept jours pour en venir à bout et rejoindre Khiva après une âpre progression où nous tendons le fil de notre itinéraire de puits en puits, ne comptant que sur le grain que nous transportons pour nourrir nos compagnons. Les chevaux sont accablés de se trouver en pareil séjour. Quand l’Amou-Daria se profile à l’horizon, ses méandres argentés (aux clapotis desquels s’abreuva le cheval d’Alexandre quand Darius fut vaincu) nous font un effet d’oasis. L’hiver arrive. À contre-migration, dans le sens inverse des nuées de corbeaux qui fuient à tire-d’aile les rigueurs de novembre, nous remontons plein nord vers la mer d’Aral à travers les marais de Karakalpakie.
Nous atteignons Moynak, ancien port de pêche livré au désert. L’irrigation a tué l’Aral. L’Amou-Daria et le Syr-Daria, convertis en vulgaires canaux agricoles, ne l’alimentent plus. Dans chaque fibre de coton ouzbek, il y a quelques gouttes de feu la mer. Le rivage a reculé de 50 kilomètres. Les habitants de Moynak ressassent, comme un mauvais ressac, le souvenir des temps où les houles araliennes venaient lécher les jetées. « Où est la mer ? », devient notre question. À chaque interlocuteur sa réponse. « Tout près ! » ou « Très loin ! », selon sa propre géographie mentale. « Elle est inaccessible ! », entendons-nous même parfois. Nous descendons dans la cuvette. Les sabots des chevaux écrasent des tapis de coquillages orphelins de leurs eaux. « Il y a la mer et qui peut l’épuiser ? », se demandait Eschyle, qui ne connaissait pas les Soviétiques. Quelques bateaux couchés sur le flanc effraient nos montures. C’est tout ce qui reste de la flotte, épaves rouillées qui semblent guetter comme des vigies oubliées le retour d’un rivage qui ne reviendra plus. Le « grand lac bleu » des Kazakhs, ce miroir décrit par les voyageurs arabes, frôlé par Sven Hedin, longé par Ella Maillart, n’existe plus. Pauvre peau de chagrin qui témoigne si tragiquement de la fragilité du Turkestan.
La chevauchée s’achève sur la grève envolée. Reste à quitter les chevaux. Nous en faisons cadeau au musée d’Art de la ville de Noukous, institut d’avant-garde qui protégea les peintres dissidents aux temps les plus sévères de la répression culturelle communiste, quand les sbires de Jdanov traquaient les muses trop libres dans l’imaginaire des peintres. L’endroit est un îlot de grâce et de beauté au milieu de la déliquescence postsoviétique. Ouroz, Boris et Bucéphale – compagnons regrettés –, après avoir mis leurs sabots dans les traces des caravanes et enduré 3 000 kilomètres d’aventures, jouissent désormais d’un repos mérité sur la terre karakalpake.

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