En quête du Parnassius

Peut-être est-ce d’abord le goût de la beauté et de l’observation qui a poussé Jean Hanus à s’intéresser, en marge de son métier de physicien, aux papillons, merveilleux insectes aux couleurs toujours changeantes qu’il a cherchés sur tous les continents, et jusqu’aux îles minuscules de l’Indonésie. Mais c’est par pure passion qu’il a franchi cols et montagnes à la poursuite de son favori, le Parnassius, qui vole haut, très haut dans toute la zone paléarctique. Une quête qui lui a permis de découvrir les paysages de l’Himalaya et leurs habitants.


C’est en initiant mon fils aux « choses de la nature » dans la région marseillaise, surtout dans la Sainte-Baume, que j’ai découvert les charmes de la chasse aux papillons. Dans ma prime jeunesse, j’avais ébauché un herbier, mais les plantes séchées, moisies, restaient indéfiniment dans les vieux atlas que me donnait un ferrailleur. J’avais aussi commencé une collection d’œufs d’oiseaux, mais les casses répétées m’avaient rebuté. Constituer une collection d’insectes est plus simple et plus gratifiant : outre une grande curiosité, il faut seulement un peu de patience et beaucoup de soin. Et il y a aussi l’excitation que procure la chasse…
Point n’est besoin d’un grand équipement pour chasser les papillons diurnes : un filet muni d’une poche profonde en gaze et d’un manche d’un à deux mètres, un bocal à cyanure, une pince, des papillotes, une boîte hermétique pour le stockage, un carnet de notes de chasse, le tout dans une musette. L’essentiel réside dans la faculté d’observer les insectes, de distinguer les différentes espèces, de savoir reconnaître l’habitat – ou biotope – que chacune colonise, de repérer les mâles qui, éclos les premiers, volent à la recherche des femelles à féconder. À chaque prise, il convient de noter les informations essentielles sur les papillotes – lieu, lieu-dit, altitude, date – et, le soir, de ranger les papillotes et de remplir son carnet. L’accomplissement de ce rite, la méticulosité dont il s’accompagne, sont des auxiliaires efficaces de la mémoire de l’amateur : chacun des papillons que j’ai attrapés est gravé dans mon souvenir, avec le lieu de sa capture, le biotope dans lequel il évoluait, les conditions atmosphériques qui régnaient ce jour-là, mais aussi les émotions particulières associées à ce moment. Il est indispensable d’apprendre à reconnaître les papillons afin de pouvoir les nommer et les classer correctement. C’est le naturaliste suédois Linné qui, en 1758, les divisa en trois genres, et attribua aux papillons de jour le genre Papilio. En 1804, Latreille subdivisa ce genre en de nombreux sous-genres, qui devinrent à leur tour des genres et rassemblent des espèces ayant certains caractères en commun. Voilà pourquoi les papillons sont toujours dotés d’appellations doubles, genre et espèce, souvent agrémentées du nom de celui qui les a décrits le premier.
Les premières années, je chassai surtout en Provence et dans les Alpes, puis je me mis à rêver devant les papillons exotiques que j’admirais dans les nombreux livres que j’avais achetés. Le passe-temps dévorant se transforma en une vraie passion, qui m’a entraîné aux quatre coins du monde, d’abord sous les tropiques puis dans les montagnes de la zone paléarctique. En 1976, je m’envolai pour le Pérou avec mon fils de 8 ans, puis, en 1977, pour l’Indonésie : pendant deux mois, nous sautâmes de Java aux Célèbes et aux Moluques, d’Amboine à Ternate puis à Manokwari en Irian Jaya, en revenant par Bali. C’est lors de ces équipées que nous découvrîmes les grands Papilio, les Morpho, les Ornithoptera, dont la vue en vol a quelque chose de magique. Nul n’a mieux traduit les frustrations et les joies que procure la chasse aux papillons qu’Alfred R. Wallace, auteur de The Malay Archipelago, qui relate un voyage effectué de 1854 à 1862 : « Durant ma première marche en forêt, j’avais vu, hors de portée, un immense papillon de couleur sombre, marqué par des taches blanches et jaunes ; c’était une femelle appartenant à une nouvelle espèce d’ornithoptère. La beauté et la brillance de cet insecte sont indescriptibles, et seul un naturaliste peut comprendre l’intense excitation que j’éprouvai quand enfin, après deux mois d’efforts, je parvins à en capturer un. Quand je le tirai de mon filet et ouvris ses ailes glorieuses, mon cœur se mit à battre violemment, le sang me monta à la tête, et je crus être plus proche de l’évanouissement que je ne l’avais été aux approches de la mort. J’eus mal à la tête le reste de la journée, tant était grande l’excitation produite par ce qui apparaîtra à beaucoup de gens comme une raison futile » (Bachan, nord des Moluques, fin 1858). De nos jours, découvrir une nouvelle espèce est très rare, mais sait-on jamais ?
Sous les tropiques, non seulement la chasse signifie trop souvent sangsues, plantes épineuses ou urticantes, serpents et insectes piqueurs, mais les papillons volent dans le fouillis des sous-bois, ou trop haut dans la canopée ; c’est pourquoi les collections de spécimens exotiques proviennent souvent d’achats effectués auprès de chasseurs ou d’éleveurs professionnels. Pour ma part, j’avais appris à leurrer ou attraper certaines espèces et même à repérer les gros cocons d’ornithoptères pendus dans les lianes des aristoloches nourricières : c’est ainsi que je voyageai avec une vingtaine de cocons suspendus à une ficelle, et qu’un magnifique O. priamus naquit dans l’avion entre Manado et Bali !

Des Alpes à l’Himalaya


Parallèlement, j’approfondissais ma connaissance de la faune paléarctique, dont les papillons d’Europe occidentale font partie, et je décidai de m’y cantonner. En se limitant, on peut affiner sa quête, s’intéresser aux variations au sein d’une même espèce, voyager à la recherche des espèces qui manquent. C’est pourquoi je me suis consacré aux papillons qui vivent en montagne, et plus particulièrement aux Parnassius, espèces des régions froides qui habitent jusqu’à la limite des neiges, et qu’on associe aux sommets grandioses du « Toit du monde ».
Linné ne connaissait que deux Parnassius, P. apollo et P. mnemosyne, car ils vivent en Scandinavie. Un troisième, P. phœbus, ne fréquente, en Europe, que les Alpes. J’ai admiré ces trois espèces en différentes montagnes européennes, mais la vraie patrie des Parnassius est l’Asie, traversée dans sa partie médiane, du Taurus au détroit de Béring, par une suite ininterrompue de hautes montagnes et de plateaux élevés : le Caucase, l’Altaï, les Tian Shan, l’Hindu Kush, le Pamir, le Karakoram, l’Himalaya, le plateau tibétain, les Qilian Shan… et au-delà jusqu’aux montagnes Rocheuses. Ce sont, au XIXe siècle, les multiples expéditions de géologues et de naturalistes qui ont accompagné l’expansion russe vers la Sibérie et l’Asie centrale qui ont fait découvrir de nombreuses espèces. Les officiers de l’armée des Indes ont également beaucoup chassé le gibier et les papillons de l’Himalaya. En Chine, les missionnaires ont joué un rôle important en formant les autochtones à la chasse aux papillons. Enfin, de riches collectionneurs et des firmes commerciales ont envoyé des chasseurs professionnels. Bon nombre de ces régions de l’ex-URSS ou de la Chine ne sont accessibles que depuis peu ; elles fascinent actuellement tous les naturalistes amateurs, qui participent à l’inventaire grâce à des moyens de transport plus commodes. Depuis les années 1980, quatre nouvelles espèces de Parnassius ont ainsi été découvertes et de nombreuses sous-espèces décrites ; elles comblent les blancs sur les cartes de répartition.
Profitant de l’ouverture au tourisme du nord du Cachemire, je partis au Ladakh en 1981 pour un premier voyage de reconnaissance, de Srinagar à Leh par les cols Zoji La, Namika La et Fatu La, puis, après avoir obtenu, à titre « scientifique », une autorisation du District Commissionner indien pour chasser les papillons dans la « zone interdite », jusqu’au Taglang La à plus de 5 000 mètres d’altitude. Le succès mitigé de cette première expédition m’incita à retourner au Ladakh à l’été 1986, avec mon fils et mon ami Pierre, amateur de montagne et de papillons. C’est ce second voyage qui m’a définitivement inoculé la passion des Parnassius.
Arrivés à Leh mi-juillet, nous prenons contact avec l’organisateur local de notre séjour, qui, initié par un ami japonais, connaît les exigences des chasseurs de papillons. Non seulement il nous trouvera un guide, Nono, Tibétain souriant et dévoué, et nous fournira chevaux et nourriture, mais il nous indiquera aussi les meilleures stations (zones de chasse). Après avoir fait nos premières armes dans les environs de Leh, nous retrouvons notre guide à Martselang, sur la rive gauche de l’Indus en amont de Leh. Nos sacs arrimés sur les bâts des chevaux avec le reste du matériel, nous entamons péniblement la remontée d’une vallée caillouteuse. Le premier bivouac nous donne l’occasion d’éprouver l’ingéniosité de notre guide, qui compense la perte malencontreuse de notre précieux bidon de kérosène par de l’argol ramassé en chemin, des bouses de yack séchées qui constituent un combustible efficace. Enfin, nous atteignons le Komaru La, à 5 100 mètres d’altitude. Le souffle est court, la course derrière les papillons est rendue difficile par la rareté de l’air, mais la passion est la plus forte, et la moisson inespérée : plusieurs sortes de Parnassius fraîchement éclos, dont les noms mythiques enchantent notre journée : P. acco, simo, stoliczkanus, acdestis
Nimaling, où nous établissons notre campement, n’est pas un village mais un lieu de transhumance. Nous sommes dans la haute vallée de la Markha ; de Lalung La, le point le plus haut à l’est, à l’endroit où le sentier du Komaru La la rejoint, elle est longue de six kilomètres environ. Des bergers menant yacks, vaches, chèvres et moutons remontent la vallée et s’établissent dans des bergeries aux murs épais ; il y a aussi des ânes, dont les braiments, en pleine saison des amours, nous réveillent à l’aube. Un torrent de dix à vingt mètres de large, assez violent, coule en contrebas. Le fond de la vallée est plat et vert. Les cinquante mètres de dénivelé qui suivent sont garnis de buissons épineux où vole Colias ladakensis, puis vient un tapis de fleurs jaunes : là se trouvent P. acdestis et stoliczkanus. Le reste jusqu’à la crête nord n’est que terre et pierres. On y trouve P. simo, acdestis, stoliczkanus et acco. Les trois premiers ont un vol rapide, au ras du sol, court et zigzagant. Il est plus facile de les attraper posés ; si on essaie de les capturer en vol, on a toutes les chances de heurter la terre. P. acco se trouve surtout dans les rochers de la crête, de 5 000 à 5 300 mètres. Il vole vite et loin. Je n’aurai qu’un mâle, mes compagnons seront plus adroits ; mais les femelles sont rares, car nous sommes au début des émergences.

Chance et adresse


C’est souvent au voisinage des cols qu’il faut rechercher les Parnassius, car ils y sont plus accessibles ; de surcroît, grâce aux orientations différentes de leurs pentes, les cols présentent souvent divers biotopes. Dans une région où volent plusieurs espèces, on peut ainsi espérer les trouver toutes, du moins si on dispose de temps, car les éclosions des espèces différentes peuvent être décalées. Avec l’expérience, on arrive à repérer les biotopes favorables. Chaque espèce de Parnassius colonise un habitat bien particulier, sec ou humide, en vallée ou sur les crêtes, souvent sur des pentes arides, rocailleuses ou terreuses, des éboulis et des pierriers. Elle y trouve sa plante nourricière, corydalis, sédums, saxifrages… L’écologie de la plupart des espèces est peu ou pas connue, et les relations phylogénétiques entre elles, qui permettraient de mieux les identifier afin de les séparer ou les réunir, restent à établir. S’il est absolument impossible de confondre les trois espèces de Parnassius européens, les différences entre espèces voisines sont ici moins tranchées, en raison de la découverte de nombreuses nouvelles espèces et de la tendance actuelle à éclater les espèces un peu composites. Il n’y a pas d’accord sur leur nombre ; suivant les auteurs, splitters ou lumpers, il est compris entre 45 et 60 !
Chaque matin, nous partons tôt, au grand dam d’un groupe de Japonais installés à un kilomètre et qui se déplacent à cheval, plus lentement que nous, si bien que nous arrivons souvent avant eux là où volent les Parnassius. Il existe souvent une rivalité entre les chasseurs de papillons, surtout quand la station est petite. Parfois, c’est au sein même d’une équipe que des dissensions éclatent. À la chasse, il faut de la chance. Certains en ont, inexplicablement : là où ils sont, il fait beau, à 20 mètres de vous ils attrapent en nombre des papillons que vous ne rencontrez pas. D’autres apportent la pluie, la scoumoune. Dans les deux cas peut surgir une frustration préjudiciable si on doit passer plusieurs semaines ensemble.
De la chance, mon fils en a : l’excitation balaie son essoufflement et son mal de tête lorsqu’il nous montre une superbe femelle de P. maharaja – c’est le papillon que nous sommes venus chercher. Découvert au Taglang La en 1912, lors d’une expédition du Cachemire au Ferghana conduite par A. N. Avinov, maharaja n’est pas le plus beau des Parnassius mais, limité à quelques cols, en colonies localisées, il est peu capturé, donc rare. Il vole à environ un mètre du sol dans les pierriers de gros blocs anguleux, vers midi, quand il fait beau ; son vol est court, limité dans le temps ; il est en général seul de son genre là où il se trouve. Choisir de le rechercher en priorité est une décision difficile, car les heures de soleil sont rares et nous savons que d’autres espèces volent non loin de là, notamment dans la partie fleurie de la colline.
Nous subissons plusieurs jours de pluie, neige et grêle, qu’interrompent de brèves éclaircies pendant lesquelles les papillons volent. Une fois, j’aperçois un gros papillon blanc, et dès qu’il s’est posé je fouille le pierrier, en vain : un P. charltonius ? je ne le saurai jamais… Je profite du mauvais temps pour faire réviser ses notions d’anglais à Nono. À 52 ans, il a trois garçons et six filles, et sa femme attend un dixième enfant. Son métier de guide pour entomologistes est paradoxal au regard de ses convictions : bouddhiste convaincu, jamais il ne prendrait un filet.
Heureusement, les intempéries nous laissent quelque répit : à la fin du mois de juillet, lorsque sonne l’heure de redescendre vers Leh, nous pouvons nous enorgueillir d’avoir trouvé six espèces de Parnassius et, entraînés par notre quête, d’avoir grimpé jusqu’à 5 500 mètres d’altitude ; sans doute suis-je même monté plus haut, un jour de mauvais temps, en haut de la vallée de Nimaling. Poursuivre un papillon relève parfois de l’exploit physique et incite à aller au-delà de ce que l’on se croirait capable de faire : tout à l’excitation de capturer une nouvelle espèce, l’amateur n’hésite pas à se lancer sur des pistes dont il ignore la difficulté. Je me souviens d’un épisode mémorable qui se situe au Pakistan. Avec ma compagne, je me trouvais à la recherche de P. hunza, bête assez rare des confins orientaux de l’Hindu Kush. Nous nous engageons sur un sentier escarpé, qui devient de plus en plus vertigineux à mesure que nous montons. Le temps se gâte quand nous atteignons le sommet, nous sommes exténués et les provisions sont épuisées. Ma compagne, surmontant sa fatigue, parvient à bondir sur une magnifique femelle P. hunza qui passait par là à la faveur d’un rayon de soleil. Nous sommes redescendus avec un seul papillon, mais sans le moindre regret de nous être lancés dans cette périlleuse aventure.
Les années suivantes, je continuai ma quête des Parnassius dans les Rocheuses, puis je fis deux voyages en Kirghizie en 1992 et 1993 : une révélation entomologique et humaine. Ensuite vint le Pakistan, avec ses montagnes à couper le souffle. Enfin, ce fut la Chine, le Gansu et le Qinghai. Dans la chaîne de l’A’nyêmaqên, vers 4 500 mètres, nous capturâmes six espèces sur huit ou neuf possibles. Et il est encore d’autres bêtes mythiques à trouver, en particulier le splendide P. autocrator, qui habite deux zones restreintes : l’une au Tadjikistan, surexploitée par les Russes, l’autre en Afghanistan. Depuis longtemps déjà, je rêve d’un voyage dans ce pays ; l’invasion soviétique a fait avorter un premier projet, les mines antipersonnel interdisent le second. En attendant le jour où se rendre en Afghanistan redeviendra possible, je me console avec la richesse de la faune des autres montagnes d’Eurasie.
Ma grande satisfaction est d’avoir associé mon nom et ceux de ma compagne, Denise Hoareau, et de mon compagnon de voyage, Pierre Manon, à mon papillon favori : si Latreille introduisit Parnassius, Gray décrivit en 1853 l’espèce acco, distinguant ainsi Parnassius acco Gray, 1853 ; en 2002, nous avons eu la chance de découvrir une colonie d’acco à la limite entre le Qinghai et le Gansu, au nord de Xining, ce qui étendait nettement au nord-est l’aire de distribution de cette espèce. Nous avons ainsi pu décrire Parnassius acco hoareauæ J. Hanus & P. Manon, 2003.

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