Les animaux ont une histoire (I)

Tous les enfants aiment les animaux ; le jeune Robert Delort ne faisait pas exception ; seulement, devenu adulte, il a transformé cette affection en domaine d’étude historique. Des animaux, depuis l’insecte jusqu’au mastodonte, il connaît toute l’histoire, passée et présente, liée ou non à celle des hommes. Pourtant, c’est en tant que germaniste qu’il quitte son lycée de Toulouse pour entrer à l’École normale supérieure. Un goût pour les langues qui ne se démentira pas : en sus de l’allemand, qu’il étudie pendant un an à Hambourg, il sait, outre le latin et le grec, le russe et l’italien. Polyglotte, Robert Delort est animé par des désirs de voyage, qu’il assouvit d’abord pendant son service militaire comme officier de marine, puis lors de son séjour à l’École française de Rome, enfin au long de sa carrière universitaire, comme professeur invité aux quatre coins du monde : Canada, Russie, Allemagne, Belgique, Suisse, Tunisie… Après une thèse à l’École pratique des hautes études en 1960, c’est à la Sorbonne qu’il soutient en 1975 sa thèse d’État, sur le commerce des fourrures au Moyen Âge. Il débute sa carrière de spécialiste d’histoire médiévale comme assistant dans la vieille institution du Quartier latin, et la poursuit comme professeur aux universités de Paris VIII puis de Genève. L’originalité du regard que ce chaleureux père de six enfants porte sur le règne animal vient de ce que l’historien s’enrichit en lui du scientifique – agrégé d’histoire, il est aussi titulaire d’une licence de sciences –, ce qui lui permet de se situer à la croisée de plusieurs disciplines. C’est aussi ce qui rend sa pensée aussi riche que séduisante, qui combine anecdotes, concepts, histoire des représentations et connaissance du vivant.


Pourquoi, en tant qu’historien, s’intéresser à l’« histoire des animaux » ? Quelle est la nature de cette histoire ?


Je désirerais préciser la définition de l’histoire qui n’est plus exactement celle qu’Aristote entendait, quand il traitait de l’« histoire des animaux ». L’histoire est certes une recherche, mais qui concerne les objets ou les phénomènes variant dans le temps. L’objet de cette recherche peut être, pour bien des historiens, seulement l’homme, mais pour d’autres, l’univers, la terre, les planètes… Il y a une histoire du climat, des océans, des plantes, et elle commence bien avant l’apparition de l’homme sur la terre. Dans ces conditions, pourquoi ne pas s’intéresser à l’histoire des animaux et de leur devenir dans l’espace dont ils font partie, dans leur environnement propre et, également, dans notre environnement, pour l’excellente raison que toute histoire est écrite par des hommes pour être exposée à d’autres hommes et que c’est à partir de ses connaissances que l’esprit humain conçoit une telle recherche, y déploie ses qualités intellectuelles et y met en évidence ses intérêts généraux ou particuliers. Peu d’animaux semblent avoir conscience de leur propre histoire (au sens humain du terme) sur plus d’une génération, malgré quelques indices que l’on peut repérer chez les éléphants, les loups, les cétacés, etc. dans les contacts qu’ils ont entre eux. De toute manière, seul l’homme peut tenter de la formuler.
La zoohistoire se concentre donc sur le devenir des animaux dans le temps et l’espace tels que les hommes les définissent, et elle se fonde sur les documents laissés à leur sagacité : vestiges corporels, momies, ossements, poils, griffes, dents, coquilles, graisse et tout ce qui est accessible à l’étude de l’ADN mitochondrial ou autre. Il y a également les restes de repas, les traces laissées dans la terre, sur des arbres ou des parois, les gîtes ou les antres plus ou moins aménagés ou les habitats construits (nids, fourmilières, termitières), sans compter les espèces encore vivantes comme les fameux cœlacanthes, voire les crocodiles ou les nautiles, fossiles vivants. Aucune de ces études n’est possible sans l’aide de la zoologie et de ses connaissances ou méthodes contemporaines, qui peuvent permettre d’atteindre une partie de l’histoire d’un animal à partir de son état actuel mais aussi à partir des restes retrouvés (archéozoologie). L’histoire de la zoologie retrace comment les hommes, au cours des siècles passés, ont précisé les modes d’approche de la nature de ces animaux et ont établi les rapports de l’homme avec eux, depuis les premières civilisations, avant même l’Égypte, la Mésopotamie, les pays de l’Indus ou de l’Extrême-Orient… Cette histoire de la zoologie est donc un des nombreux chapitres de la zoohistoire. Et il ne faudrait pas oublier que c’est la zoologie qui a établi dans les sociétés occidentales le primat de l’histoire avec Lamarck, Darwin, Haeckel. Au demeurant, l’histoire des animaux présente un intérêt considérable dans la mesure où elle permet de mieux aborder, d’élargir, d’expliquer en partie celle de la « bête humaine » dans toutes ses manifestations, du développement de sa pensée jusqu’aux modifications, parfois fondamentales, de ce qu’Edward Suess a appelé « la face de la terre ».

Y a-t-il des espèces sur lesquelles les hommes n’ont pas eu d’influence pendant des siècles ?


L’homme n’a eu aucune influence et n’a aucune influence directe sur l’immense majorité des espèces, dont il ignore encore peut-être la plupart, si on évoque les seuls insectes ou micro-organismes. On a encore découvert, il y a peu, dans les profondeurs abyssales, à côté des sources de chaleur, une faune dont on ne pouvait avoir l’idée, qu’on peut très difficilement étudier, et sur laquelle nous n’avons encore aucune influence. Tous les animaux ont un « environnement » propre, bien perçu et défini par les savants du XIXe siècle, Carlisle, Spencer et Haeckel (1866) : ce que les Français appelaient le « milieu ». Or, en perturbant son propre milieu, l’homme a influencé celui de la plupart des autres espèces. Par ailleurs, en attaquant, voire en détruisant certaines espèces qu’il estimait prédatrices, il a sauvegardé, parfois fait proliférer, d’autres proies : le recul des loups, des lynx ou des coyotes avantage le gibier, cerfs ou sangliers ; les rapaces ou les vipères enrayent l’expansion des rats ; l’abus des antibiotiques favorise des souches résistantes ou d’autres micro-organismes. Les déchets de la « civilisation » permettent, autour des eaux usées ou des égouts, l’expansion de mouches, de moustiques ou de rats, vecteurs de graves maladies. Il est enfin des espèces prolifiques que la prédation humaine n’a, pendant longtemps, nullement inquiétées, par exemple, jusqu’à la fin du XIXe siècle, morue ou hareng.

De quelle manière l’histoire des animaux influe-t-elle sur celle des hommes ? Quel animal a le plus changé le cours de l’histoire humaine ?


Les animaux qui modifient leur environnement peuvent modifier celui des hommes ; on a même envisagé l’augmentation de l’effet de serre par les émissions de méthane des termitières ! Les lapins qui pullulaient en Australie affamaient les troupeaux et mettaient les éleveurs (et tous les marsupiaux) en grande difficulté. Les cycles d’abondance des lièvres canadiens favorisaient les lynx, et donc trappeurs et marchands de fourrures. Aujourd’hui encore, la grégarisation des criquets et leur envol à des centaines ou des milliers de kilomètres de là fait descendre du ciel misère et désolation, tandis que les luttes obscures entre différentes espèces de vers de terre ont permis à l’Occident de garder le lombric qui, en retournant et « azotant » (nitrifiant) le sol, a longtemps contribué à renouveler la fécondité des champs et donc leur productivité. L’animal qui a le plus influencé et influence encore l’histoire humaine est selon moi le protozoaire de la malaria (plasmode du paludisme), qui a moissonné et moissonne les hommes par millions, bien plus que le récent virus du SIDA. La plupart des grandes maladies nous ont été apportées et transmises par des animaux (zoonoses) : le SIDA lui-même viendrait des singes mangabey, la variole et la tuberculose des bovins, la peste des rongeurs, la grippe des porcs et des oiseaux…
En ce qui concerne les animaux domestiques ou familiers, j’avoue longuement hésiter entre le chien, non seulement pour son aide matérielle mais aussi pour son influence sociale et le désamorçage de comportements asociaux, le mouton, qui donne des produits vifs (laine, lait) et des produits morts (viande, cuir, corne…), le cheval qui a permis la diffusion rapide des guerriers, certes, mais aussi de nombreuses influences plus pacifiques et fécondes, comme celle des langues et techniques indo-européennes depuis l’Ukraine, la roue, le fer, les premiers sérums. Mais je crois, s’il faut vraiment faire un choix, que, pour l’Occident, c’est le bœuf qui a le plus profondément servi les hommes, par son travail au moins autant que par ses produits vifs ou morts.

Quelle est la place des relations de voyage dans la connaissance des animaux ? Et dans la constitution d’un bestiaire fantastique ?


Les récits de voyage permettent de décrire au moins sommairement les animaux qui étonnent, que le voyageur n’est pas habitué à voir ou qu’il connaît, mais dont il n’a pas remarqué telle ou telle particularité. Bien entendu, cela dépend du voyageur lui-même ou de ses compagnons, ainsi que des questionnements de son époque : Hérodote, Marco Polo ou Alexandre de Humboldt sont plus curieux que Benjamin de Tudèle, Rabban Çauma ou Christophe Colomb, mais ceux qui ont composé leur récit décrivent généralement tout ce qu’ils ont vu ou cru voir et qu’ils pensent intéressant pour leurs lecteurs ou auditeurs.
Un bestiaire fantastique existe déjà dans l’imaginaire du voyageur, apporté par sa culture ou ses croyances, mais le voyageur mettra du temps à faire la différence entre le réel et l’imaginaire qu’il pense enraciné dans la réalité, et ses récits contribueront à alimenter l’imaginaire de ses lecteurs par l’énoncé de « merveilles » qui peuvent avoir un noyau de vérité ; la taille de l’œuf de l’æpyornis de Madagascar peut accréditer partiellement l’existence du fabuleux oiseau Roc. Si l’on considère l’autre côté, le voyageur ou l’étranger vu par les autochtones, il est encore plus suggestif : quels sont par exemple, dans les mythes mettant en scène des animaux, ces monstres écailleux, à longue queue, sortis de la mer, croquant des cailloux et crachant du feu, sinon, aux Philippines, les Espagnols dans les écailles de leur cuirasse ou de leur cotte, avec leur longue épée, mastiquant le dur biscuit de mer et fumant le tabac indien ? Combien d’autres interprétations aussi fantastiques de réalités inattendues ?

Les différentes civilisations et époques attachent-elles les mêmes vertus, les mêmes symboles aux animaux ?


Les vertus diffèrent évidemment selon les civilisations. Le mot vertu signale en latin le courage guerrier ; chez les Indo-Européens, le combat peut être magnifié, et donc le loup ou l’ours ; d’autres civilisations prônent la sagesse ou respectent pureté et douceur, donc l’éléphant ou l’agneau blanc. Les symboles varient également suivant les époques, pour une même bête et dans la même civilisation, en fonction de l’utilité de la bête elle-même. Le chat arrivé à Rome depuis l’Égypte où il détruisait scorpions, serpents et rats avait bonne réputation ; mais le monde germanique de la forêt connaît son cousin germain, le chat sauvage, rebelle, ennemi du gibier, redoutable ; le syncrétisme chrétien fait du chat un animal diabolique, et la cohabitation en démontre la sexualité, la lubricité que désire refouler ou encadrer la nouvelle religion. Le chien, dont la situation est ambiguë dans les pays au sud et à l’est de la Méditerranée où il dévore les morts, les charognes et les immondices, est en revanche prisé par les chasseurs ou guerriers de la forêt indo-européenne, de la Perse à l’extrême Occident.

Quelle place et quelle fonction les grandes religions ont-elles accordées et accordent-elles à l’animal ?


Les religions du Livre (juifs, chrétiens et musulmans) font figurer les animaux, dans la vie quotidienne ou les écrits religieux, en fonction de leur place dans la société humaine de référence. Le loup qui dévore les moutons – les ouailles – et parfois le bon pasteur lui-même est diabolisé, le chat rapproché de la femme pécheresse… Aucune de ces bêtes n’est divinisée (la colombe, le pélican ou l’agneau mystique se bornent à évoquer le Saint-Esprit ou le Christ sans ambiguïté) ni sanctifiée, car à part l’exceptionnel saint lévrier Guinefort, les animaux ne font que figurer auprès des saints : lion de saint Marc, taureau de saint Mathieu, aigle de saint Jean, chien « roquet » de saint Roch, ours de saint Gall. Dans la vie courante, certains animaux peuvent attirer des caresses, comme la chatte de Mahomet, ou cristalliser des affections, comme chez saint François d’Assise. Mais dans les religions qui croient à la métempsycose ou dans celles qui divinisent les forces de la nature, la situation d’animaux mythiques correspondant à leurs homologues terrestres est courante : on connaît des dieux éléphant ou ours. L’ancienne Égypte a particulièrement honoré les animaux et nous en a laissé des preuves multiples, non seulement dans des textes ou dans l’iconographie des dieux faucon Horus, chacal-chien Anubis, chatte-lionne Bastet, vache Hathor, mais encore en momifiant des millions d’animaux, mammifères ou poissons, ou en évoquant souvent le scarabée sacré.

En quoi l’onomastique, aussi bien la toponymie que la patronymie, est-elle souvent liée aux animaux ?


Dans leurs lentes découverte puis colonisation de l’espace environnant, les populations occidentales prenaient des repères auxquels elles donnaient un nom qu’adoptaient leur entourage, puis leurs descendants. Ces toponymes sont ainsi des oronymes (noms de montagnes), des hydronymes (de cours d’eau) ou des rappels de lieux hantés par des végétaux ou animaux particuliers. Des montagnes s’appellent encore Bärenhaupt ou Tête de l’ours, le mont Beuvray ou la rivière Bièvre évoquent le castor, Chanteloube ou Vallorcine parlent du loup ou de l’ours, les Verpillières ou bien les Connilières signalent des renards ou des lapins… On ne peut d’ailleurs savoir si c’est la fréquence de la population animale à tel endroit ou au contraire une apparition exceptionnelle qui aurait fait choisir tel ou tel animal. Pour Besançon, peut-être un unique bison, et pour Berne un ours que la légende considéra comme providentiel ; on imaginera plus tard le petit ours de Berlin (Bärlein).
Des hommes ont également pris des noms d’animaux dont ils espéraient avoir les qualités ou dont leurs voisins reconnaissaient l’aspect ou les défauts : Léon, Eberhard, Bernhard, Wolfgang se rattachent aux lion, sanglier, ours, loup et Swanahild à la douceur d’un cygne tandis qu’Asinus Pollio ou Marcus Porcius Cato se rapprochent d’animaux domestiques dont le plus noble, le cheval, rappelle qu’il est aimé des Philippe ; le roi de la forêt celtique est Arthur, l’ours, et maint chrétien se rattache à la mignonne Ursule (petite ourse) ou au saint Loup. De cette abondante anthroponymie, on passe à une série de toponymes (par exemple Arthenay, domaine d’un dénommé Arthos, l’ours) et à des patronymes, adoptés par des familles qui aiment se rattacher à des bêtes courageuses et nobles : non seulement des ours (Orsini, Juvénal des Ursins) ou des loups (Hariulf), mais aussi des chiens invincibles (les Scaliger, Mastino et Cangrande). Les Mérovingiens descendraient d’un monstre marin, les Goths ou les rois de Danemark d’ours et les rois jutes d’Angleterre de chevaux prestigieux, Horsa et Hingist… Ces ascendances animales posent le problème du totémisme, bien exposé pour les Amérindiens ou les peuples de Sibérie, moins évident en Occident.

Propos recueillis par : Julie Boch
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