Le haïku, ou l’art d’écrire en voyage

À la suite d’un doctorat de sociologie, Thierry Cazals a découvert le haïku. La pratique de cet art l’a alors entraîné vers d’autres horizons, et il a choisi de se consacrer à deux passions : le voyage et l’écriture. Auteur de plusieurs ouvrages, il anime également des ateliers sur le haïku dans les écoles. Place à la poésie et à la douce brise orientale.


Une rencontre n’arrive jamais par hasard… Qu’est-ce qui vous a poussé vers l’art du haïku ?


Il y a quelques années, je ne pouvais pas arpenter la nature sans me mettre aussitôt à noircir des pages entières. Je passais parfois tout un après-midi penché sur mon carnet, à tenter de décrire un paysage… sans d’ailleurs prendre vraiment le temps de le voir. À l’arrivée, j’avais l’impression d’être passé à côté de l’essentiel.
Ce « divorce » aurait pu se prolonger indéfiniment. Et c’est alors que j’ai découvert le haïku. Originaire du Japon, où il se pratique depuis plusieurs siècles, le haïku est un petit poème de trois vers seulement. Pas de commentaires, d’explications et autres bavardages. Tout doit être suggéré en un minimum de mots.
De par sa brièveté même, cette forme poétique m’est apparue parfaitement adaptée aux contraintes du voyage. Rapidité, légèreté, spontanéité. Le haïku n’alourdit pas le sac à dos et peut se pratiquer n’importe où, au bord d’un précipice comme dans la plus dense des forêts. C’est ainsi que commença mon voyage au pays du haïku. Délaissant les routes balisées, j’allais où la vie me disait d’aller, longeant la côte atlantique, escaladant les montagnes du Pays basque, visitant une poignée d’îles normandes balayées par le vent du large… Désormais, je pouvais m’abandonner tout entier aux paysages traversés. L’écriture n’était plus un obstacle à l’expérience vécue.

Quelles dispositions requiert l’écriture des haïkus ?


École de simplicité, de « pauvreté volontaire », le haïku nous conduit à la découverte du monde, l’esprit le plus ouvert possible. Chaque chose, chaque rencontre, même la plus futile, devient alors source d’étonnement. La carcasse d’un crabe rouge vif sur une plage déserte, le silence sans fond d’une falaise noyée dans le brouillard, une fourmi escaladant un brin d’herbe…
Mais le haïku n’épingle pas des moments morts pour les collectionner dans un album. Il nous propulse sans cesse au plus vif de la vie. Ces instants d’éternité, impossible de les provoquer. Il faut les attendre, les guetter. Délester notre esprit du superflu. Avant de se laisser vivifier, féconder par le réel.
Il n’y a rien donc rien à faire pour écrire des haïkus. Si ce n’est d’être attentif ; de se laisser chahuter par l’imprévu ; d’être présent là où « ça » se passe.

Quelle est la nature de la rencontre entre le haïku et le voyage ?


L’art du haïku comme l’art du voyage visent le même but : balayer nos habitudes, nettoyer notre regard, renouveler notre perception.
Écoutons le poète japonais Santoka : « C’est en voyageant à pied que j’arrive à comprendre véritablement les gens, la poésie et la nature. Ce chemin est long, inéluctable, étroit, escarpé. Cependant, c’est un chemin de pureté, plein de choses étonnantes et merveilleuses. » Pour voyager de la sorte, il ne suffit pas de quitter un lieu pour se rendre dans un autre lieu. L’essentiel se passe entre les étapes, dans les intervalles, les interstices. Qu’importent la destination ou la longueur du périple. Le voyage n’est pas dans les kilomètres parcourus, mais dans la qualité du regard du voyageur.
En cheminant sans but, tout devient alors possible : gravir une montagne en compagnie d’une libellule bleue, écouter le bruit limpide d’une pierre qui dévale un ravin, sentir le vent marin tracer des calligraphies invisibles sur notre peau…
Dans cette plongée sans fin, le haïku agit comme une ponctuation rythmant notre marche silencieuse. S’il nous arrive ici ou là d’écrire quelques lignes, ce n’est pas pour déserter le monde, mais pour mieux nous y enraciner. Ne plus faire qu’un avec l’espace qui nous entoure. « Arriver, comme le suggère l’ermite-voyageur Michel Jourdan, au point où le paysage parcouru, traversé en tous sens, n’est que nous-même. »

Le haïku est d’origine japonaise, et ce mot n’a pas d’équivalent dans les autres langues. Mais cet art est pratiqué dans le monde entier.


Le message du haïku est universel. Il est donc inutile de partir très loin pour le découvrir : le mystère du monde réside ici même, à portée de mains et d’oreilles. « La sagesse est de voir le nouveau dans l’ordinaire… Il y a des trésors cachés dans l’instant présent », confiait au début du XXe siècle le poète Santoka. On m’a d’ailleurs souvent demandé si j’étais allé au Japon avant de me mettre à écrire des haïkus. Ce à quoi je réponds : la patrie du haïku n’est pas le sol japonais, mais notre esprit, vaste et insaisissable ; et celui-ci ne connaît ni limite, ni frontière.

Vous animez des ateliers de haïkus dans les écoles. Comment les enfants réagissent-ils à cet art ?


Les enfants sont d’abord surpris, intrigués par cette forme poétique si brève. Pour beaucoup d’entre eux, la poésie demeure une façon de s’exprimer à grand renfort d’adjectifs, de rimes et d’images fleuries. Il faut donc les « déconditionner », les inviter à découvrir le mystère contenu dans les sensations et les situations les plus simples.
Vient le moment où les enfants sont mûrs pour écrire leurs propres poèmes. Je leur conseille pour cela de s’inspirer d’une expérience vécue : un souvenir de voyage, un moment privilégié dans la nature, une scène insolite observée dans la rue…
Certains bloquent, disent qu’ils n’ont rien d’intéressant à exprimer. Il faut alors les ramener à des sensations premières : les orteils trempés dans une rivière en été, la douce brûlure des flocons de neige sur le visage… Peu à peu, les images finissent par remonter à la surface. Un enfant d’origine écossaise décrit son pays en quelques mots elliptiques : « Beaucoup de pluie, de brebis et d’espace. » Une fillette recueillant de l’eau fraîche au creux de ses mains, soudain, ne fait plus qu’une avec cet élément… Finalement, au bout de quelques heures, tous les élèves – et pas seulement les plus doués scolairement – ont fait leurs premiers pas sur la voie du haïku, explorant les différentes facettes de cet art : émerveillement, humour, spontanéité, mais aussi fragilité, sentiment d’être seul et démuni.
On s’en doute, toutes les écoles ne sont pas aussi idylliques. Dans certaines Zones d’éducation prioritaire, la réalité est plus dure : difficulté d’accepter le silence, agitation quasi permanente, incapacité à s’écouter les uns les autres… Autant de fléaux d’un monde moderne qui nous bombarde d’images éphémères et chaotiques, sans nous laisser le temps d’en approfondir aucune.

Vous vous référez souvent aux poètes Bashô et Santoka. Ont-ils joué pour vous le rôle de guides au cours de cet apprentissage ?


Lire les grands poètes japonais est un bon point de départ pour forger l’attention. Ils nous apprennent à savourer les multiples nuances du silence. Ils témoignent d’un monde où chaque plante, chaque insecte, chaque pierre est sacré, c’est-à-dire indissociable du reste de l’univers.
Mais ces lectures, aussi estimables soient-elles, ne peuvent pas remplacer l’expérience brute, le contact direct avec le grand livre de la Nature. À ceux qui venaient l’interroger sur le fonctionnement de ce monde, Bashô répondait : « Ce qui concerne le pin, apprenez-le du pin, ce qui concerne le bambou, apprenez-le du bambou. » Autrement dit : allez voir le monde là où il se trouve ! Allez l’éprouver par vous-même ! Sans intermédiaire…
Cette philosophie de la vie, Bashô l’appliqua d’abord à lui-même. Car ce « pionnier » du haïku fut aussi un grand voyageur. Bravant la précarité des chemins, la pluie et le froid, les puces et les moustiques, il parcourut forêts, îles et montagnes du Japon en tous sens, rapportant des journaux de voyage dont les titres en disent long sur son projet à la fois humble et téméraire : « Dussent blanchir mes os », « La sente étroite du Bout-du-Monde ». Ses pèlerinages le conduisirent dans des hauts lieux consacrés, comme le temple shintoïste d’Ise, mais aussi au cœur de la nature toute nue, sans artifice. « En matière d’art, écrivait Bashô, il convient de suivre la nature créatrice et de faire des quatre saisons ses compagnes. De ce que nous voyons, il n’est rien qui ne soit fleur, de ce que nous ressentons, rien qui ne soit lune. Qui en son cœur ne ressent la fleur s’apparente aux bêtes brutes. » En plein XVIIe siècle, Bashô met en garde tous ceux qui croient pouvoir se passer de ce lien privilégié avec la nature. Trois siècles plus tard, en 1948, Albert Camus lui fera écho et sera encore plus sévère dans son diagnostic : « Nous tournons le dos à la nature, nous avons honte de la beauté. […] Délibérément, le monde a été amputé de ce qui fait sa permanence : la nature, la mer, la colline, la méditation des soirs. »

Le haïku, art de voyager, n’est-il pas aussi un art de vivre ?


Le mérite du haïku est de toujours nous conduire en terrain vierge. Aucun « déjà vu », aucune idée préconçue. Le vrai regard ne tisse pas d’écran entre le monde et nous. Au contraire, il nous rend les choses et les êtres plus proches, plus familiers. Le plus minuscule brin d’herbe comme la plus lointaine galaxie… L’art du haïku est donc une excellente école de vie. Une école sans certitudes ni savoirs, où l’essentiel est d’être réceptif, perméable, ouvert à ce qui s’offre à nous.
Écoutons à nouveau Santoka : « Tout ce qui n’est pas réellement présent dans le cœur ne relève pas du haïku. » On comprend donc pourquoi, bien que vieux de plusieurs siècles, l’art du haïku n’a pas pris une ride. Qu’il se pratique au Japon, en plein désert ou dans quelque vallée du centre de la France, son exigence est toujours la même : simplicité, profondeur, présence.
Le haïku est ainsi un art de vivre, qui nous permet d’aller et venir, sans attache ni pesanteur. Il nous rappelle que la saveur du monde n’est jamais bien loin. Elle nous attend là, au plus près. Alors, pourquoi s’en priver ?

Propos recueillis par : Gaële de La Brosse
Texte extrait du livre : Chemins d’étoiles n° 6
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