Sur les traces arméniennes

        


Julien Demenois et Anne Heurtaux cherchent, du Liban à l’Inde, trace des vestiges et des peuplements arméniens.


14. Il y eut des Arméniens à Lahore


Sous la lumière d’un beau clair de lune, nous quittons l’ancienne Asie centrale soviétique. Les sommets enneigés du Pamir rayonnent au loin par cette nuit étoilée. Nous pénétrons dans le Turkestan chinois et changeons d’empire. Ici, pas la moindre chance de trouver une présence arménienne. Au début du XXe siècle déjà, le consul anglais de Kachgar, P. Skrine, s’étonnait à la vue d’un commerçant arménien chapeauté lors d’une de ses visites officielles à Khotan. Depuis, ces traces ont achevé de se perdre dans le désert du Taklamakan. Nous savons que pour en retrouver d’autres, il nous faut traverser la barrière montagneuse du Karakoram et rejoindre le sous-continent indien avant l’arrivée des premières neiges. À la mi-octobre, nous faisons donc nos adieux aux yourtes kirghizes du Xinjiang et découvrons la mosaïque humaine du Pakistan. Dans ce pays imprégné par l’islam, toute population non musulmane fait figure de curiosité ethnique. Mais les Arméniens ne sont a priori plus au nombre de celles-ci.
Le hasard nous fait pourtant entrevoir les premiers indices sur cette communauté en feuilletant un livre dans une librairie d’Islamabad : des photos de tombes et leurs inscriptions si reconnaissables. Il s’agit de deux enfants, décédés à la fin du XIXe siècle, et enterrés à proximité de la gare de Khost, non loin de Quetta, au Balouchistan. Pour quelle raison ? À cette époque, le raj avait prévu la construction d’une voie de chemin de fer, la Kandahar State Railway, censée atteindre Herat et Merv afin de contrer toute influence russe dans la région. Cette fille et ce garçon seraient-ils ceux d’un Arménien bâtisseur de cet axe ferré ? Possible… Pour remonter cette piste, il nous faudrait nous rendre sur les lieux, mais nous sommes à la mi-novembre et le Pakistan est en pleine ébullition. La raison veut que nous renoncions, tout comme nous avions dû auparavant annuler notre étape en Afghanistan. Nous misons donc sur Lahore.
À Lahore, tout commence comme dans le roman Kim de Rudyard Kipling. Nous tournons autour du canon Zamzama placé devant le principal musée de la ville. À l’instar des pigeons, nous faisons notre ronde, mais pour d’autres raisons. Cette pièce d’artillerie, symbole des invasions afghanes d’Ahmed Shah Durrani au milieu du XVIIIe siècle, aurait été confectionnée par un fabricant d’armes arménien, capturé et emmené à Kaboul lors de la première incursion des Afghans au Penjab. Nous cherchons quelques caractères arméniens ou encore un sceau. Rien de tout cela n’est visible. Nous visitons alors plusieurs églises, sans trop y croire toutefois. La vieille ville recélait bien un quartier arménien au XVIII siècle, qui fut épargné par les soldats chrétiens caucasiens de Durrani, mais il n’en subsiste rien aujourd’hui ; il a cédé la place à la cacophonie générale. Nos espoirs lahoris finissent de s’évanouir. Il faut nous rendre à l’évidence : les traces arméniennes de cette capitale moghole font partie du passé.
Ce passé, insoupçonné, est celui de la cour des grands empereurs de cette dynastie, Akbar (1556-1605) en premier lieu, dont nous retrouvons le portrait sur les miniatures d’ivoire du musée. Il mène une politique de privilèges en faveur des Arméniens. Il reconnaît en eux une intégrité commerciale, et souhaite promouvoir les échanges par leur entremise. Ainsi, ils sont autorisés à exporter et à importer sans taxe, mais aussi à exercer leur culte. Leur communauté de Lahore est florissante de la fin du XVIe à la fin du XVIIIe siècle. Par ailleurs, une des femmes d’Akbar, Mariam Zemani Begum, est arménienne. Le chef de la justice de l’empire, Abdul Hai, l’est aussi, tout comme son interprète portugais, ou encore la doctoresse du harem royal, Lady Juliana, preuve sans doute de la confiance qu’il a placée en eux. Enfin, Akbar adopte un fils, Mirza-Zul-Qarnain, enfant de celle-ci et d’un Arménien natif d’Alep. Il grandit avec les descendants naturels de ce premier, Shah Jahan et Jehangir, futurs empereurs, puis devient gouverneur de Lahore ; ses talents de conteur, de musicien, d’écrivain, et surtout de poète, le font entrer parmi les personnalités classiques du sous-continent indien.
Aurangzeb (1658-1707), le dernier des Grands Moghols, poursuivra cette politique en faveur de l’installation d’Arméniens. Pourtant, on ne peut que se demander pourquoi leur présence ancienne s’est évanouie dans cette mégapole pakistanaise quand elle demeure si vivace à Ispahan, en terre musulmane également, ou que des vestiges sont encore bien présents à l’autre bout de l’ancien empire des Indes, à Calcutta ou à Dacca.

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